DE LA LONDE-LES-MAURES À BANDOL (3/6)
Poursuivant notre visite d’octobre à Bandol ayant pour but de mieux connaître les rouges de cette partie emblématique de la Provence, nous sommes montés en direction de la colline du Castellet pour aller visiter l’une des références de Bandol, le DOMAINE TEMPIER.
DOMAINE TEMPIER – LUNDI 15.10.18 10h
En arrivant chez Tempier, où l’horizon est bouché et le temps gris et humide, nous apercevons une silhouette qui se balance vigoureusement sous un portique.
Ce ne peut pas être un enfant, elle a les cheveux blancs.
En avançant vers la balançoire, je distingue une petite vieille dame qui en descend pour reprendre sa canne : » j’ai perdu ma boucle d’oreille droite, vous pourriez m’aider à la chercher ? » Charlie Mangani qui m’accompagne la retrouve sur le sol mouillé, elle le remercie poliment, elle est pressée et doit nous quitter : c’est Lulu (ci-contre).
Lulu, Lucie Tempier…
Elle a rencontré Lucien Peyraud à 16 ans sur la plage de Sanary et l’a épousé à 18 ans en 1935. Il a repris le vignoble des beaux-parents Tempier et été l’initiateur de l’AOC Bandol en 1936. Elle a eu sept enfants en dix ans, a visité tous les vignobles de France et du monde avec Lucien, fait de la voile, publié ses recettes de cuisine aux Etats-Unis (voir notes ci-dessous), été membre du club des Dames du vin et de la table, adoré les fêtes, les contrepèteries et Jim Harrison, l’écrivain américain très apprécié en France et thuriféraire des bandols Tempier.
Ci-dessus, Lucien et Lulu dans les années 60, trinquant dans des verres à dégustation bien en avance sur leur temps.
Veuve depuis 1982, Lulu a eu 101 ans en décembre dernier. Elle lit Le Canard Enchaîné, rit, fait de la balançoire tous les matins (après son maquillage), marche (avec sa canne), rit, parcourt les bureaux en donnant quelques ordres, rit, reçoit certains clients, boit un verre de son bandol rouge chaque midi et de Champagne le soir, et rit.
C’est donc malheureusement sans elle que nous allons déguster : elle « attend des client américains. »
D’abord le rosé 2017 (50% mourvèdre, 25% cinsault, 25% grenache) : « pressurage et macération à froid pour extraire des arômes de fruits et obtenir une couleur pâle. Nous faisons très peu de saignée. Vinification classique comme le blanc. 8 mois en cuve béton. » À boire maintenant (21 € départ, transport en sus).
Puis le blanc 2017 : ugni blanc 60%, clairette, bourboulenc, marsanne (2-3%) pour le reste, 8 mois d’élevage en foudre. Le blanc compte pour un petit 3% de leur production. Minéralité, fraîcheur, arômes d’agrumes et de fleurs blanches. À boire et/ou à garder 6 à 8 ans (26 € départ).
Ensuite le rouge 2016 (70-75 % mourvèdre, le reste en grenache et cinsault et 2% de vieux carignan). C’est un vin déjà constitué et fruité mais, même s’il a passé 18 mois dans des grands foudres de chêne (2 500 à 8 000 l), on sent qu’on aura plus de plaisir à le boire dans 3-4 ans. Commercialisé depuis mai 2018 il pourra durer 15 ans peut-être le double (27 € départ).
Enfin le rouge 2015. Sur mon carnet j’ai noté « prêt », parce qu’une année de plus que le précédent lui confère déjà saveur et rondeur malgré une attaque tannique un peu difficile. Tout ce qu’on nous a dit ici sur le rouge de Bandol est là en bouche — texture serrée du mourvèdre, mâche aux accents méditerranéens, puissance, ampleur.
Mais la découverte véritable de ce 2015 se fera deux mois plus tard au moment de Noël, chez les amis Ambon, qui n’étaient pas du voyage. C’est incontestablement un « grand vin rouge de garde français », que nous avons surpris faire la dans des sept voiles, livrant petit à petit ses arômes de fruits mûrs, de gibier, qui lui donnent un côté « bestial », de garrigue et d’herbes aromatiques, avec un horizon de minéralité assez torride. Débouché quatre heures avant, Il s’est épanouit tout au long de cette soirée d’hiver (28 € départ).
On ne peut s’empêcher de relire les extraits de fiches techniques des parcelles phares du Domaine, elles confinent à la poésie : à la Tourtine en haut du Castellet très ensoleillé et bien venté, il arrive que pendant la période estivale on puisse passer une main ou même un poing dans les anfractuosités des lourdes argiles qui se sont rétractées en séchant : cela indique que la vigne a un enracinement profond. Et à côté de ces argiles, on trouve des horizons (strates) colluvionnaires plus limono-sableux, drainants et peu riches, qui apportent beaucoup de finesse aux vins.
Ou bien : à la Cabassaou adossée à la colline du Castellet, les vignes greffées sur place il y a quelque 60 ans par Lucien Peyraud et son fils François, sont protégées des effets trop violents du mistral : au plus fort de l’été, elles bénéficient de la remontée de vents thermiques qui les ventilent.
Ou encore : à la Migoua, sur le massif du Beausset Vieux, la fracture géologique du Val d’Arenc fait affleurer des strates successives du Trias, dans un environnement sauvage alternant garrigue et pinèdes où s’imbriquent les vignes.
La Migoua ou La Tourtine, on ne nous en fait pas goûter ce matin. Voilà ce qu’en dit Jim Harrison (à gauche), dont la mort en 2016 a bien éprouvé son amie Lulu Peyraud née Tempier. Il lui vouait une dévotion intense : « chère Lulu, j’espère te revoir avant d’exploser en une pluie de poussière angélique et je te serre dans mes bras avec amour. » La mort, Jim Harrison l’avait déjà frôlée à bord d’un petit avion à hélices que son pilote avait engagé dans un violent orage au-dessus du lac Michigan. Il avait « embrassé le cul de la mort » et cru sa dernière heure venue. Rentré chez lui exténué, tremblant, furibond, il était « allé chercher deux bouteilles à la cave, une Migoua et une Tourtine. J’ai bu lentement ces deux superbes vins, en méditant sur le caractère criminel de l’aviation civile et sur le fait que les oiseaux, eux, ont la jugeote de ne pas voler dans la tempête. Au bout d’un moment, le Bandol béni m’a remis l’esprit en place et je me suis dit qu’au fond nous ne sommes que des fleurs dans le vide. » (1)
Après avoir dépensé les cachets perçus de Hollywood entre 1989 et 1996 pour les adaptations de six de ses romans (2) dans l’achat de grands crus (Romanée Conti, Château Margaux, Petrus, etc., etc.) de la cave d’un riche homme d’affaires, éclusés rapidement et en totalité, il était devenu un « born again » du bandol Tempier. Une douzaine de fois entre 1994 et 2010, il avait fait le voyage jusqu’ici pour venir s’asseoir à la table de Lulu et boire ses vins préférés avec elle : il déclarait en avoir acheté plus de 50 caisses (3). Préférés, selon l’écrivant et journaliste américain Bradbury Kuett, parce que leur tension (tautness) et leurs arômes rustiques le mettaient en harmonie avec un monde à l’état sauvage et que, bus la nuit, ils chassaient les monstres qui hantaient ses rêves.
En 2016, Tempier a racheté les 20 hectares du domaine de La Laidière (sans doute le meilleur bandol blanc) dont le nom disparaît, ses vignes aussitôt converties à la culture bio maison et désormais vinifiées avec celles du domaine Tempier, devenu une grande exploitation de 60 ha. Sous l’égide de la famille, qui s’est bien agrandie, elle est dirigée par Daniel Ravier, rugbyman, arrivé en 2000 après un passage chez Ott et dix ans au Domaine de Souviou. Il a été convaincu de faire le pas par les deux fils Reynaud et appuyé par Daniel Abrial, l’œnologue incontournable de Bandol — que nous allons retrouver à La Tour du Bon.