Suite et fin de l’entretien avec Louis Allard dont le Château Sigognac 2021 fait l’objet de la 8ème Cuvée Spéciale Mtonvin tirée exclusivement à quelques milliers d’exemplaires.

Comment avez-vous envisagé et exercé votre métier lorsque vous avez décidé de reprendre la propriété?
Ma vie commence à Paris et continue pendant cinq ans à Bordeaux pour des études de droit en vue d’y exercer le notariat. En 2009 mon père vend sa société (Téléperformance) et voulant renouer avec les origines familiales — une souche médocaine d’arrière grands-parents à Moulis —, achète cette ancienne ferme du XVIème, 50 hectares entourés de bois dont 40 de vignes. Site magnifique mais propriété en mauvais état, il faut tout rependre. J’ai alors 25 ans, mon cœur balance, c’est maintenant ou jamais… et je bifurque du notariat vers la viticulture.
Tout est à refaire, à la vigne, au chai, sur les vins, sur l’activité commerciale. Je décide de ne pas reprendre d’études en œnologie, on engage Stéphanie Lebaron pour gérer l’intérim, et je me mets à la vigne pendant trois ans pour comprendre le fonctionnement du vignoble, assimiler le métier de A à Z en touchant à tout, et me fixer une idée de ce que je veux faire. En 2012 je parcours la France et l’étranger pour installer un réseau commercial et en 2014 je m’installe comme viticulteur à plein temps.

Des raisins et des enfants

Quelle réorganisation avez-vous entrepris depuis votre arrivée sur le terrain?
Cela fait maintenant six ans que nous ne faisons plus ni amendement ni traitements à la vigne et elle se porte très très bien. La conséquence est une petite baisse de rendement, raisonnable, à 35-40 hl/ha (l’appellation Médoc en autorise 55) qui permet une bonne concentration: produire un peu moins mais mieux, sans tirer sur la vigne relativement âgée, jusqu’à 80 ans pour certains pieds (5 500 / hectare). Nous ne cherchons pas à arracher et replanter, mais plutôt à boucher au fur et à mesure les trous laissés par les ceps cassés ou morts. Car les vieux ceps apportent la mémoire, de la sagesse aux tannins, et la structure; les pieds matures entre 15 et 40 ans donnent la force et l’énergie; et les enfants entre 5 et 15 ans assurent la relève en apportant la fraîcheur de leur jeunesse. Nous procédons par sélection parcellaire un peu comme les climats en Bourgogne et chaque parcelle est considérée comme un village.

Château Sigognac est suivi par Eric Boissenot et son équipe: quels sont les objectifs qu’ils vous soumettent?
Jacques Boissenot son père, fils spirituel d’Émile Peynaud, suivait déjà Sigognac avant notre arrivée. Eric n’intervient qu’au démarrage des vendanges et après. Pas avant, car il nous laisse totale liberté et responsabilité à la vigne. C’est un « nez » comme pour les parfums, avec une capacité exceptionnelle à percevoir comme personne d’autre le point d’équilibre au moment de l’assemblage… à 1% près sur 2 000 hectos! C’est quelqu’un d’extrêmement discret, qui ne cherche pas comme un Michel Rolland ou un Stéphane Derenoncourt, à marquer les vins qu’il suit — c-à-d une majorité des Grands Crus Classés du Médoc, des premiers comme Château Lafite aux cinquièmes comme Lynch Bages par exemple. C’est un privilège de pouvoir échanger simplement avec l’un des deux ou trois plus grands œnologues au monde.

Eric Boissenot

Vous êtes manifestement attentif aux vins d’autres régions. Quels avantages cette ouverture vous apporte-t-elle pour la conception et l’élaboration de vos vins?
Je suis amoureux des Bordeaux mais je goûte beaucoup de vins d’autres régions en allant rencontrer de grands vignerons français comme Pierre Gonon à St Joseph, Reynaud à Rayas, Pierre Morey à Meursault, Thierry Germain en Loire, Clos Rougeard, ou Vega Sicilia en Rioja. J’admire la qualité de leur travail et de leur vin. Et leur philosophie m’inspire: compréhension du terroir, sens de l’accueil, modestie, ils ont tout compris. C’est leur simplicité dans la manière d’être avec le vin qu’ils font que m’apportent ces grands vignerons: à Sigognac, je reçois comme je suis dans la vie…

Bordeaux réagit au « bashing »…
… et aux difficultés du marché à l’export et du vin en général, qui pâtit d’une consommation en baisse en Europe! Certes Bordeaux a encore à progresser sur les points critiques qui lui sont reprochés, mais en même temps ce que viennent chercher les marchés ce sont les châteaux, les étiquettes, les propriétaires… Les crus bourgeois auraient du faire passer une autre image que la copie un peu ratée des Grands Crus Classés, qui eux-mêmes manquent souvent de simplicité si ce n’est de sincérité, enfin ça évolue, chez les jeunes surtout.

Quel destin assignez-vous à Château Sigognac?
Nous avons déjà pas mal avancé mais la marge de progression reste considérable. L’important c’est la présence à la vigne et l’engagement bio. Et cet engagement va plus loin, à commencer par le travail des sols selon les enseignements des agronomes français Claude et Lydia Bourguignon: pas de labourages, qui donnent l’impression de donner de la vigueur à la vigne mais illusoire sur le long terme car on détruit la matière organique en surface. Un peu de semis d’herbe naturelle, le compost formé par l’herbe coupée et les débris de sarment, et des sols enherbés entre chaque rang. La vigne se défend toute seule.
Je veille à garder une forme de pureté du raisin. J’ai envie que mes vins soient bus et partagés et non conservés en cave pour être revendus. Je cherche à les faire à mon image, médocains, sur le fruit, à l’équilibre. Et à préserver la particularité de leur trame tout en prenant en compte les effets du millésime et des assemblages qui varient d’un millésime sur l’autre: c’est page blanche et balles neuves chaque année.

Propos recueillis au téléphone en juin 2022