DANIEL J. BERGER
La Toscane viticole va bien, elle le fait savoir, le Chianti continue de s’améliorer, les Super Toscans sont devenus un modèle haut de gamme qui s’exporte, copié aux USA, en Australie et ailleurs.
La Région Toscane et la FIJEV coopèrent pour promouvoir les vins primés fin 2008 lors de son concours annuel (85 lauréats sur 1 200 candidats) en invitant la presse internationale à venir les déguster sur place, en rencontrant les vignerons toscans.
La première opération 2009 a réuni 17 journalistes européens, dont j’étais.
Libation mahousse : plus d’une centaine de vins présentés, dégustés et… bus.
Du 18 au 22.01.09, la visite nous a fait découvrir :
— une grande diversité d’expression des terroirs et de combinaisons de cépages, avec ou sans le sangiovese.
— Des prix assez élevés si on les compare aux crus français du Médoc ou des Graves.
— Un esprit coopératif entre vignerons, alliés pour promouvoir leur production.
— Des attitudes et comportements favorisant l’œnotourisme et des équipements adaptés.
LUNDI 19.01.09
— CHIANTI CLASSICO : Castellare; Podere Terreno; Fèlsina
— SIENNE : Enoteca Italiana
• Florence — 9 heures. Brume. L’Arno coule mollement, vert algue. Depuis la via Mazzetta on devine le ponte vecchio en grisé, juste avant que le car ne s’engage derrière les Offices.
Hier soir sous la pluie, en longeant les façades de Santa Maria del Fiore depuis l’abside jusqu’au baptistère San Giovanni, j’avais l’impression d’être devant un immense damier de dominos byzantins : dans le soir humide, le contraste noir-blanc des marqueteries de marbre aux motifs compliqués était obsédant. C’était avant le dîner à l’hôtel Bernini, avec les quatre premiers vins de la vaste libation (1).
(1) – Un Rufina Nipozzano Riserva 2005 de Frescobaldi sur des bruscette (foies de volailles et bruschetta); un Montepulciano Cerro 2005 sur un ragoût de lièvre et tagliatelle; un Brunello La Poderina 2003 sur une tranche de bœuf grillé, pommes de terres sautées et salade; et un vin santo Il Tracio 2001 sur un gâteau de fromage à la sauce de framboises chaude.
Rappel : le vin santo est un blanc (doré) de raisins passerillés de trebbiano et malvasia, semi-doux, alcoolisé (16-17°), vieilli de 3 à 6 ans en petites barriques (caratelli).
Nous sommes en route pour le Chianti Classico en sortant de Florence par les quartiers anciens. Sur la Via Senese, vieille porte cloutée qui doit bien avoir 6 à 700 ans. Dans une lumière ouatée au loin, les premières collines toscane. Le haut de chacune d’elle est coiffé d’une demeure au toit plat, d’un castello ou d’un donjon crénelé en vigie depuis des siècles, ou simplement d’ifs isolés ou d’un cortège de cyprès en ligne. Sur le sol affleure par endroits des reflets beiges de craie.
On est frappé par le caractère civilisé du paysage, un paesaggio costruito par l’histoire. Les Toscans dessinent depuis longtemps le grand livre de la nature, en y appliquant leur sceau créatif — géométrie des oliveraies, des jardins et des vignes vallonnées, certaines aménagées en terrasses ceintes de murets; tracé graphique des chemins; bosquets parsemés, dans toute une gamme de verts; petits oratoires flanqués à flanc de colline, modestes églises ocres, harmonieuses maisons de maîtres comme de fermiers… — alliant avec goût l’expression de l’intimité des lieux domestiques et celle du monumental florentin ou siennois.
(Ci-dessous à gauche le Buon Governo du peintre Ambroglio Lorenzetti, en 1338; et à droite, la Madonna dell’Umilitá de Giovanni di Paolo, milieu du XIVème, évoquant le paysage toscan déjà « costruito » à la Renaissance.)
Et la pratique toscane d’apostille environnementale se poursuit, rien n’est figé, la construction du paysage se poursuit : les Marchesi Antinori ont demandé au bureau d’architectes Archea Associata de dessiner un nouveau chai, presque entièrement enterré sur une pente douce de leur vignoble de Bargino à San Casciano (ci-dessous : seules seront visibles les ondulations de la partie émergée, d’où l’on découvrira à perte de vue les vignes de Val di Pesa. Les Toscans continuent donc de dessiner leur environnement avec ce même goût qui l’a « humanisé » et préservé depuis des siècles.
• Castellare di Castellina — Né en 1969 du remembrement de cinq exploitations, Castellare s’étend sur sur 33 ha plantés en amphithéâtre à 350-400 m, exposés sud est sur un sol schisteux-argileux friable — le galestro — dans un environnement de bois et forêts sur la commune vallonnée de Castellina in Chianti. Le domaine produit environ 200 000 b/an, soit 55 000 de Classico et de Classico Riserva (Il Poggiale), 50 000 de Governo, un rouge fruité et frais; 35 000 d’I Sodi di San Niccolò que nous allons déguster; et entre 4 et 5 000 de Coniale, un cabernet sauvigon (CS) élevé en barriques, et de Poggio ai Merli, 100% merlot (M). En blanc, 15 à 20 000 de Le Ginestre (chardonnay et sauvignon), de Canonico (chardonnay 100% fermenté en barriques bouchées à la cire), et de Lo Spartito (sauvignon élevé en barriques lui aussi). Et quelques milliers de vin santo.Rendements inférieurs aux moyennes du Chianti Classico Pas d’assemblage CS/Sangiovese (SGV) (2).
(2) Sangiovese (SGV) — ou « sang de Jupiter » — typique de la Toscane, appellé brunello à Montalcino, ou prugnolo gentile à Montepulciano. Outre la distinction entre le picolo sangiovese, ou sangiovetto (à petits grains), et le grosso (gros grains), il existe une soixantaine de variétés et clônes torgiano d’Ombrie, morellino de Scansano en Maremme, SGV de Romagne, etc.
C’est donc un cépage très varié, qui dispense une bonne acidité et pas mal de tanins, mais dont la couleur est fragile. S’accommodant des variations de climat et de terroir, il donne des vins bien différents, tantôt légers, tantôt amples, tantôt complexes. Il s’assemble bien, notamment avec le CS, la syrah (Sy) ou le canaiolo nero. Le SGV est planté en Californie, au Chili, en Australie mais n’y donne pas de grands vins comme en Toscane.
NB – Le scandale du Brunello en 2008 vient du fait qu’il est censé être produit en SGV à 100%, mais il est souvent « soutenu » par des vins du sud — pratique interdite mais souvent utilisée, secret de polichinelle — censés arrondir la sécheresse tannique et allonger la finale. Et… les grandes maisons se sont fait prendre la main dans le tonneau. Ce scandale clarifiera peut-être le statut du SGV — de mauvaise réputation dans les années 1970-80 et devenu respectable — qui, si cultivé dans les meilleures conditions climatiques de chaleur, d’ensoleillement et de terroir, ne devrait plus avoir besoin de « vin médecin ».
Au cours de ce voyage, on ne pourra malheureusement pas obtenir de précisions sur les suites de l’affaire de fraude qui a fait trembler le mundillo toscan, ni de déclaration de principe… « Y en a pas » nous dit Filippo, les producteurs de Brunello se sont engagés à « respecter les règles » vis-à-vis du marché. En novembre 2008, ils ont déclaré à la quasi unanimité (96%), Antinori et Banfi en tête, s’engager à ne rien modifier : 100% de SGV dans le Brunello di Montalcino, ma… avec une tolérance d’autres cépages, 2 ou 3% pas plus, promis ! Une chose et son contraire, paradoxe rital.
À propos du Poggiale, le Riserva qu’il a créé ici en 1993 (7 000 b/an, et seulement les bonnes années), Alessandro Cellai affirme : « en plus des sangioveto (75%), canaiolo (10%), colorino (5%) et malvasia nera (5%), j’ajoute 5% de ciliego, un cépage ancien (ciliega = cerise) qu’on a isolé dans les vieilles vignes, et qui développe des arômes assez sanguins. Vous savez, on peut rivaliser avec les Super Toscans (3) en gardant nos cépages autochtones, sans ces cabernets ou merlots qui ont pollué la culture vinicole toscane authentique. »
Originaire de Sienne, la quarantaine bedonnante, Alessandro Cellai a hérité du petit domaine viticole de son oncle, « un prêtre qui se faisait 2 000 b /an de classico pour la famille et les amis et… les autres prêtres. C’est lui qui m’a donné la passion. » (cité par Jacques Dupont, Le Point 02.09.04)
(3) Le terme Super Toscan (ST) a été lancé par la presse anglo-américaine pour qualifier les vins du littoral et de l’intérieur issus de cépages « internationaux » — CS, syrah, merlot (M) — non autorisés dans la région. Les ST ont donc été classés en simples « vins de table » puis, en 1992, en IGT (Indicazione Geografica Tipica, équivalent de « vin de pays »), mais pas en DOC(G) (équivalent AOC) comme les autres vins de Toscane — chianti, chianti classico, Montalcino, Montepulciano, etc. —, issus obligatoirement du cépage SGV tout ou partie (75% minimum avant 1992, puis 80%, tendant vers 100% depuis). Seul ou assemblé au SGV, le CS développe des arômes de cerise et de cassis apportant de la sucrosité au vin, qui atteint 14°+ tout en conservant une bonne acidité. On a parlé de « Bordeaux toscan ».
C’est en 1968 que l’Azienda Agricola San Felice produit un 1er ST, le Vigorello, suivi dans les années 70 du Tignanello de Piero Antinori (85% SGV, 10% CS, 5% Cabernet Franc) — la famille Antinori qui fait du vin depuis six siècles, a pris exemple sur un petit cru totalement inconnu à l’époque, le Sassicaia, produit près du littoral autour de Bolgheri par un cousin (le marquis Incisa de la Rochetta), devenu emblème du ST.
Avec un esprit de challenge conquérant et décomplexé assez inhabituel dans l’Europe viticole, les producteurs ST remportent des prix devant les Chianti les plus réputés. Les ST renommés sont ceux de Piero Antinori et de son frère Lodovico (Ornellaia), d’Angelo Gaja, des marquis de Frescobaldi, de Rossi di Medelena (Terricio), de Banfi, en général de grandes familles et/ou des entreprises avec des moyens. Et comme un ST se vend mieux et plus cher qu’un bon classico, après les traditionnels Fèlsina, Isole e Olena, Monte Vertine, Fontodi ou San Giusto a Rentennano qui ont emboîté le pas, bien d’autres vignerons du Chianti s’y sont mis à leur tour.
Le phénomène ST dure, le marché lui sourit, notamment aux USA — on en produit en Californie, aux Seghesio Vineyards à Healdsburg par exemple — où les prix de détail démarrent entre 40 et 60 € et montent jusqu’à 150 €+.
La règlementation italienne évoluant en permanence, certains ST pourraient être classés DOC(G). Mais les producteurs hésitent : leur réputation est déjà faite et le classement servirait moins aux vins ST qu’à l’appellation elle-même.
La revue de presse de Vitisphere.com du 24.07.09 revient sur les soupçons avérés de fraude sur le Brunello di Montalcino dont il est régulièrement fait état un peu partout depuis plus d’un an, contrairement à ce qu’affirme le rédacteur qui semble découvrir…
« Mauvaise limonade dans le Brunello
Je ne lis pas bien l’Italien, mais il me semble comprendre que la limonade a le goût des vrais-faux pinots languedociens, ou des Beaujolais chaptalisés. Le quotidien La Repubblica du 19 juillet révèle que 130 000 hl de Brunello di Montalcino DOCG, l’AOC phare de Toscane en rouge, ont été déclassés pour cause de fraude sur l’origine des raisins, des cabernets sauvignon et des merlot ayant été substitués entre 2003 et 2007 au sangiovese, seul cépage autorisé. L’émoi ne serait peut-être pas si grand en Italie si la fraude ne concernait pas des maisons prestigieuses : Banfi, Argiano, Frescobaldi, Antinori, Casanova dei Neri. Le site Lavinium a donné à cette fraude un nom : brunellopoli (ou « brunellogate »). L’article du site de vin est illustré d’une photographie qui ne laisse planer aucun doute. L’information n’est pas arrivée chez nous, mais elle n’a pas échappé aux Canadiens. Faut-il soulever le couvercle ? »
Check « Are Super-Toscans Still Super? » in the April 13 issue of the New York Times