D’après HERVÉ LALAU | Les 5 du Vin | 23 mai 2022

Nous « reblogons » cet article des 5 du Vin parce qu’il aborde un sujet qui nous tient à cœur, le vin et l’art, et plus précisément le vin et la musique, tous deux aussi puissants qu’éphémères. Même si le parallèle entre art et vin et notamment sur la question quand le vin est-il un art?, aurait mérité plus d’approfondissement, Hervé Lalau aborde un certain nombre de points comme la mode et les usages, le rôle des techniques de création et la notoriété.

« Dans le vin comme dans l’art, la notoriété est une chose bien fluctuante… Ses contemporains jugeaient Georg Philipp Telemann comme le plus grand musicien de son temps; au point que lorsqu’il refusa la place de Thomaskantor à Leipzig, un membre du comité de sélection écrivit: « Nous n’avons pas pu engager le meilleur, nous devrons donc nous contenter d’un médiocre.»

Ce médiocre s’appelait Jean-Sébastien Bach. De même, à peine un siècle plus tard, la cour de Napoléon juge Méhul supérieur à Mozart. Sans enlever leurs mérites ni à Méhul, aujourd’hui globalement retombé dans l’oubli, ni à Telemann dont la longue carrière illustre de façon magistrale la transition du baroque au classique, ces deux exemples musicaux montrent qu’un peu de recul est sans doute nécessaire pour juger de la qualité d’une œuvre.

Bach in time

C’est ce que l’on appelle la postérité. Elle est parfois très injuste. Ainsi, il aura fallu attendre Beethoven, Brahms et surtout Mahler pour que Bach soit remis à l’honneur… après un bon siècle de traversée du désert.

On peut discuter de savoir si les vins, même ceux qu’on qualifie de grands, sont véritablement des œuvres, au sens artistique, au même titre que de la musique. En tout cas on peut discuter de leur durée de vie. Alors qu’une partition de Bach peut toujours être jouée de nos jours (voire détournée, de Procol Harum à Deep Purple en passant par Maurane), alors qu’un tableau de Rembrandt peut toujours être regardé, les vins de leur époque respective sont non seulement virtuellement introuvables, et en admettant qu’on en trouve, ils ont perdu les qualités de leur jeunesse. Par contre on peut se demander si, comme pour la musique ou la peinture, ce qui plaisait aux contemporains de Bach ou de Rembrandt nous plairait toujours.

Selon les descriptions de l’époque, la plupart des vins rouges n’étaient alors que des rosés sombres (clairets), il faut attendre les années 1650 et Haut-Brion notamment, pour que des macérations et des fermentations plus longues commencent à produire régulièrement des rouges de garde. Par ailleurs, tout porte à croire qu’ils étaient de faible degré – comme les blancs. Ceux qui se conservaient le mieux étaient soit les plus acides, comme les vins de Galice, les premiers à être exportés en Amérique, soit volontairement oxydés comme les Madère, soit mutés à l’alcool. Comme la maîtrise des maturités n’était pas toujours acquise, on contournait généralement le problème en utilisant des vignes complantées qu’on récoltait toutes ensemble, la sur-maturité d’un cépage compensant la sous-maturité des autres… Ces styles de vins ne correspondent guère à notre goût actuel.

Du Falerne au Tokaji en passant par Yquem

Malgré tout, ce qui frappe c’est la réputation que certains vins ont pu conserver au fil du temps. Ainsi, le Falerne est resté le « grand cru » par excellence pendant plusieurs siècles de l’histoire romaine. Ainsi la Malvoisie, rendue célèbre par les Vénitiens qui l’exportaient de Grèce, traverse les décennies depuis le Moyen-Âge et au delà, au point qu’on donne son nom à des vins de Sicile, de Suisse, de Madère ou du Pays Nantais… Ainsi encore le Commandaria de Chypre, le vainqueur de la Bataille des Vins sous Philippe-Auguste, garde-t-il de nombreux adeptes jusqu’au XIXème siècle. Ainsi, malgré des passages à vide dans les années 1960 notamment, la plupart des commentateurs diront que « Yquem sera toujours Yquem. » De même, la gloire de Haut-Brion ou de la Romanée Conti a traversé les guerres, les révolutions, les modes, les changements de propriétaires.

Ou les bouleversements économiques. Prenons l’exemple du Médoc: sous Louis XV, la région passe en 30 ans de l’état de marais à celui de vignoble de notoriété internationale. En 1750, M. le Duc de Richelieu qui gouverne la Guyenne, dit de la région qu’elle produit « quelques bons petits vins. » Mais en 1785, la vogue du New French Claret est telle que le futur président Jefferson en exporte aux Etats-Unis.
D’autres vignobles de notoriété ancienne, comme Tokaji, Constantia ou Cotnari gardent une aura que la qualité intrinsèque des vins n’a pas toujours justifié – dans le cas du Tokaji, les vins oxydés des années 50 à 80 n’avaient plus grand chose à voir avec l’original; quant au vin de Constance, le domaine initial avait même carrément disparu.

Entretemps sont apparus d’autres noms – avec l’émergence d’une vraie science du vin, avec le développement du marketing aussi, l’éclosion de la notoriété semble plus rapide qu’avant.

Vieille noblesse et parvenus 

Les crus de grand renom sont un peu la noblesse du vin. Mais pour les puristes, il y a la noblesse d’Ancien Régime et la noblesse d’Empire. En matière de vin, il y a les classés et les autres. Pas sûr que la première catégorie soit toujours plus respectable, mais la différence existe bel et bien dans l’esprit des investisseurs comme des buveurs – de vins ou d’étiquette. Mas La Plana a beau avoir triomphé de Latour et autres grands crus classés aux Olympiades du Vin de Paris en 1970, pour beaucoup un parvenu de Catalogne ne sera jamais au niveau d’un prince de Bordeaux. Ce qui se ressent toujours dans les prix.

Mais que retiendra la postérité des vins qui nous plaisent aujourd’hui? Et plairont-ils toujours pour les mêmes raisons ? Le balancier de la mode n’arrête pas de bouger: pendant des siècles on a aimé les vins fluets, rafraîchissants – il faut dire qu’on en buvait plus qu’aujourd’hui –, voire un peu verts; puis on a aimé les vins puissants et mûrs. Pendant des siècles, le bois n’était qu’un contenant, il est devenu une partie intégrante de la vinification; mais voici que l’on retrouve les vertus de l’élevage en jarres, à la Géorgienne ou à l’Ibérique; d’aucun crient haro sur le bois, le degré d’alcool, ne jurent que par le fruit. Bien sûr comme dans toutes les modes, il y a les précurseurs et les suiveurs.

Ah, la garde !

Il faut aussi tenir compte des modes de consommation. Par goût ou par nécessité (le manque d’espace de stockage), le consommateur boit ses vins de plus en plus jeunes. Aussi, même les grands crus se mettent à élaborer des vins conçus pour être appréciés plus tôt. Ajoutons à cela que la conservation des vins n’est pas toujours optimale, au chai comme chez le consommateur. On n’a jamais autant parlé des problèmes de bouchage – plus facile semble-t-il, même pour les  vignerons les plus « progressistes «, de se passer du soufre ou de la colle aux œufs, que du liège – ou encore de l’oxydation prématurée. Aussi peut-on se demander si demain la garde sera toujours la marque du grand vin.

On constate aussi un peu partout dans les grands pays historiques du vin en France, mais aussi en Espagne et en Italie, une forte baisse des volumes consommés. On aimerait pouvoir dire que cela s’accompagne d’une montée en gamme – l’idée d’un « boire moins mais meilleur » – , mais un coup d’œil dans les rayons des supermarchés suffit pour vous en faire douter. 

Pour toutes ces raisons, pas sûr que les grands vins de 1855 et même ceux de 2020 soient toujours ceux de demain. »