En 2004, la journaliste Mathilde Hulot avait réuni André Lurton et ses fils Jacques et François pour une interview spontanée. Montage d’extraits.
MATHILDE HULOT | Septembre 2004
André Lurton, propriétaire de plus de 600 ha à Pessac-Léognan et dans l’Entre-deux-Mers, nous reçoit à Château La Louvière, en compagnie de ses deux fils, Jacques et François. Il va avoir 80 ans le mois prochain.
Il a passé sa vie à se battre pour donner ses lettres de noblesse à l’appellation Pessac-Léognan, à défendre le vignoble contre l’invasion du béton pavillonnaire, à retrousser ses manches pour développer ses exploitations, et sauvegarder le patrimoine viticole et architectural de la région.
Jacques et François ont fait leurs classes à l’international, puis ont créé en 1988 une société commune. Jacques vinifie des vins à travers le monde, de l’Argentine au Languedoc en passant par l’Espagne, François les commercialise.
Rencontre de deux générations qui se chevauchent, reflet d’un monde viticole qui a entièrement changé en l’espace d’un demi-siècle.
André Lurton au chai de son château La Louvière
L’héritage
Jacques Lurton — On reçoit toujours de son père ou de sa mère. Notre métier, nous l’avons appris de Papa, cela va de soi. Puis, nous avons à notre tour apporté nos expériences à l’entreprise familiale. François et moi sommes un assemblage de l’héritage reçu.
François Lurton — On s’est fait la main. J’ai fait le tour de la Méditerranée, traversé le Sahara, avec une Land Rover. Hein Papa, tu pensais t’être débarrassé de moi ? Je suis revenu, avec la bagnole, je l’ai même bricolée pour la revendre ! Papa nous a appris trois choses essentielles : être économe, savoir bricoler avec le moindre tuyau, gérer les coûts. Et nous avons appris à Papa à se lâcher et à dépenser, lui qui avait toujours géré sa viticulture au plus près de ses coûts selon le principe « faire de l’argent avec du vin et non faire du vin avec de l’argent. »
André Lurton — Oui, se lâcher… J’ai travaillé à crédit, avec les banques. L’argent n’était pas trop cher à l’époque, ce qui facilitait les investissements et la création de milliers de choses. Je suis un autodidacte, j’ai appris sur le tas. Je vous ai poussés dehors, à coups de bâton, à un âge où d’autres sont dorlotés par leur mère (moi, j’ai perdu ma mère quand j’avais 9 ans). Vous vous êtes bien débrouillés et venus travailler chez moi. Mais j’étais impossible comme patron, vous vouliez vous émanciper et monter votre affaire. J’ai eu peur à l’époque de devoir combler vos déficits. Aujourd’hui, je ne suis plus inquiet, je suis fier, vous m’avez apporté des choses intéressantes…
Jacques — Maintenant c’est nous qui sommes inquiets pour toi, Papa.
André — Oh, on a 100 000 hectolitres de stock, oui… Avant, nos vins partaient trop vite. La mévente nous rend service, on va retrouver quelques marchés qui nous restaient à conquérir.
(Nous goûtons un Château Bonnet 1998 du père, et un Château des Erles 2002 des fils, un Fitou né dans le Languedoc).
André — Pas mal…
(Puis un malbec 2002 du Domaine de Chacayes, dans la Vallée de Uco en Argentine produit par l’entreprise Jacques et François Lurton).
François — Le chacayes, c’est un épineux qui ressemble à l’acacia. Ce domaine-là fait 200 hectares.
André — Quand vous avez trouvé la terre, vous m’avez demandé de venir voir. J’ai été bluffé. Il y avait des cailloux gros comme la table, d’autres petits comme des miettes de pain. Je vous ai dit : « si vous enterrez les pierres, ce sera formidable. » Vous les avez cassées, les avez ramassées à la pelleteuse et à la main, et fait des murets. Puis vous avez construit une bodega fonctionnelle, sans chiqué.
De gauche à droite François, André et Jacques Lurton
Les grands investisseurs achètent à Bordeaux
André — Ils sont venus pour se donner une image d’aristocrates, ils nous prennent pour des péquenots. Moi, je suis né dans les vignes, j’ai souffert. J’ai démarré en 1956. À cause du gel, je suis parti de zéro. J’ai dû planter du maïs et de la luzerne, bidouiller une machine à sécher le fourrage. Des nuits sans dormir.
Jacques — Nous aussi avons souffert, mais on respecte nos voisins.
François — On ne peut pas dire qu’ils ne drainent pas du monde dans la région.
André — La création de l’AOC leur a fait bénéficier d’une auréole extraordinaire, pendant que d’autres ne pensaient que « Graves », mais les Graves, c’est un tombeau…
François — Ces gens qui arrivent avec du fric, c’est pire que les subventions. Ils créent une compétition dure à vivre pour les vignerons qui se décarcassent. Le petit viticulteur prend un risque considérable, mais le grand industriel, lui, quel risque prend-il ?
Jacques — Papa a exploré la région qui était déconsidérée. Il a été un avant-gardiste. C’était un pari difficile, il s’est endetté, a pris son risque au plan local. Nous avons fait pareil à l’échelle mondiale.
François — Nous en sommes encore au stade de la construction. On n’avait rien quand on a démarré. On a tout créé, d’abord les chais de vinification, puis les vignobles. On a commencé en Argentine, ce n’était pas cher. On vend près du double de Papa, soit 12 millions de bouteilles par an. 150 personnes travaillent pour nous, des commerciaux et du personnel sur les propriétés. Il nous reste à rationaliser le tout, à équilibrer les budgets pour arriver au produit fini comme ici, chez Papa. Ce dont on est fier, c’est de l’avoir fait en si peu de temps. Nous vinifions tout ce que nous vendons. Et les raisins sont de plus en plus issus de nos vignes.
Jacques — Une des oppositions qui existent entre l’Ancien et le Nouveau Monde, c’est l’achat de raisin. Dans le Nouveau Monde ce n’est pas du tout dévalorisant.
André — Moi, je n’ai jamais pu acheter de raisins…
François — Papa a toujours pensé qu’on était des négociants, mais notre but était d’être vignerons. Le raisin, on le surveille. À Bordeaux, quand on achète du raisin, on est forcément « négociant » : nous essayons de changer la donne.
La surproduction mondiale
André — « À Opus One, quand il gèle, vous faites quoi ? » j’ai demandé un jour à Mondavi. « On a bien assez de raisins » m’a-t-il répondu. C’est là le problème, on ne peut pas gérer une viticulture avec un excédent comme ça.
François — Il n’y a pas de rapport entre celui qui fait le vin et celui qui le produit. Le vin n’est pas marketé par ceux qui le produisent. On m’a demandé de diriger un groupe de réflexion pour rendre les viticulteurs responsables, tout simplement leur apprendre à vendre leurs produits. Nous le faisons dans notre entreprise Jacques et François Lurton, le contrôle entre chaque service permet à nos employés d’être conscients que l’activité ne s’arrête pas à leur tâche : ceux qui font la mise en bouteille transmettent le vin à l’entrepôt, etc., etc.
Jacques — Il y a quelques années, les viticulteurs d’ici me disaient : « C’est toi qui nous tues, en allant faire du vin ailleurs. » Quand on va à l’étranger, on apprend aux gens à faire du vin, en France non.
François — Les Anglo-Saxons viennent à leur tour chez nous : il y a un assemblage formidable qui sort de toutes ces interactions. Quand les Français disent : « On est en difficulté à cause du Nouveau Monde », ça fait les choux gras de la presse. Et les Anglo-Saxons disent : « On les a baisés. »
Jacques — Le problème, c’est que les grandes découvertes françaises sont mises en pratique beaucoup plus rapidement à l’étranger qu’en France. Dans le Nouveau Monde, si ça ne marche pas, ils font, défont, refont. Nous n’avons pas cette capacité de réaction.
Jacques et François Lurton, une démarche d’entreprise
François — Pour être rentable, il a fallu faire des vins bon marché dans un premier temps. Notre chiffre d’affaires augmente, nous faisons de plus en plus de vins chers. Maintenant, nos vignes nous permettent de nous recentrer à nouveau. On investit dans la qualité, cela va amener à une augmentation du prix du vin. Nous adaptons nos vins à la vente, c’est ce qui fait le succès du Nouveau Monde. Ici, chez Papa, c’est l’inverse. Lorsqu’on a fait notre premier vin, Belonda de Lurton, en Rueda (Espagne), on n’avait pas encore d’organisation. Le vin était bon, mais dur à vendre. Aujourd’hui, nous avons la crédibilité en plus. Mais tout le monde fait du bon vin, et pour en faire un grand qui se distingue, il faut un vrai battage médiatique pour convaincre. Je me souviens, lorsque je prospectais pour Papa, le bordeaux tel qu’il le faisait était un produit novateur. Les portes s’ouvraient facilement. Papa pensait : « Mieux vaut faire deux fûts plutôt qu’un. » Depuis quatre ans, les acheteurs réagissent avec un « Encore ! » quand on leur propose un bordeaux. Papa s’est aperçu qu’il vaut mieux produire ce qu’on peut vendre.
Jacques — Sans marketing aujourd’hui, personne ne vend son vin. Tous les ans, il faut en remettre une couche. Impossible de souffler. Le Nouveau Monde a compris qu’il fallait un énorme réseau de distribution, des équipes de vente pérennes. Les Français, pendant ce temps, faisaient leur vin et un agent le vendait. Papa n’a toujours pas un seul permanent aux États Unis.
Désalcoolisation, bouchon à vis
André — Désalcooliser ? Alors, mieux vaut boire autre chose !
Jacques — Pourquoi ne pas en enlever, on ajoute bien du sucre ?
François — Pour arriver à un vin à 12 °.
André — L’osmose inverse, c’est une connerie de l’interdire.
François — Mais on évolue vers une production naturelle de la vigne, vers de la pureté. Pourquoi telle technologie plus qu’une autre ? L’osmose, on en reparlera dans dix ans.
Jacques — Sur le bouchage à vis, les opinions divergent : 50 % pour, 50 % contre. La vis ne remet pas en question le bouchon de liège, simplement il n’aura plus le monopole. François a convaincu Papa qui a eu l’intelligence de sauter dessus. Notre objectif est d’avoir 100 % des blancs bouchés à vis dans les deux ans. La macération pelliculaire, au début, il ne voulait pas en entendre parler. Comme les fermentations en barrique, développées avec Denis Dubourdieu.
François — On s’est battu pour faire passer Château Bonnet en bouteille lourde pour dix cents de plus.
Jacques — Papa est plus un producteur qu’un vendeur.
Crise du vin français
Jacques — La crise est due au fait qu’on n’a pas du tout promu nos vins.
François — En Espagne, les gens sont fiers de leurs vins. Là-bas, on crée des parcs nationaux pour les vignobles. Ici, c’est la chasse aux sorcières, on tire sur la poule aux œufs d’or. En Asie, ça sème le doute, je me suis entendu dire : « Eh, pourquoi vous ne buvez pas plus vos vins ? »
André — Le vin doit évoluer sans perdre son âme, mais si on le vinifiait comme il y a un siècle, personne ne le boirait plus.
François — Le mode de vie a changé aussi, il n’y a plus de cave comme autrefois, les gens étaient plus sédentaires.
Jacques — Le vin suit l’évolution des technologies, comme la photographie, la médecine, il a pris la route de la technologie, mais en même temps on s’approche au plus près de la vigne…