DANIEL J. BERGER

« Une religion sans vin est comme un homme sans esprit » remarque le rabbin de Strasbourg Mendel Samama dans Le Vin et le Sacré publié par l’éditeur Féret, celui du fameux guide Cocks et Féret Bordeaux et ses vins qui fait autorité depuis 1850, dans la collection Le vin et… l’amour, la musique, la médecine, la mer, etc. Un « beau livre » de vulgarisation signé de la journaliste du vin Evelyne Malnic.

Le_vin_et_le_sacre« Partout, dans tous les pays, l’histoire de la vigne est attachée à des mythes. Aucune tradition n’attribue la création du vin à l’être humain » écrit-elle. « Ce sont Osiris, Dionysos et Bacchus les révélateurs ». Depuis leur début, les religions les plus répandues ont chacune une relation liturgique plus ou moins fusionnelle avec le vin, qui a pris la première place au détriment des autres boissons offertes aux dieux. Le vin de vigne, car il en existe d’autres — palme, fruits, céréales, etc. —, né apparemment au VIIème siècle avant notre ère entre la Géorgie, l’Arménie et la Turquie (Shiraz-Syrah), aurait formé un couple, vin et divin, avec l’ensemble des pratiques religieuses — les mythologies (grecque, romaine, celte), les cultes orientaux (hindouisme, bouddhisme, taoïsme, mais sans pénétrer la Chine ni le Japon), et les monothéismes (judaïsme, christianisme, islamisme). C’est ce « couple », terme qu’affectionne l’auteure, qui fait l’objet du livre d’Evelyne Malnic, dont le sous titre est « À l’usage des hédonistes, croyants ou libres penseurs ».

Le vin au cœur
Le vin appelle à un attachement profane assez identique selon les régions où il est produit, mais non à la même dévotion religieuse selon les cultes qui y sont pratiqués. Parce qu’il naît de la fermentation dont le phénomène est immuable contrairement aux doctrines, le vin a sans doute moins mué que les pratiques religieuses au cours de l’histoire. Les rites sacrificiels d’humains puis d’animaux dans l’Antiquité méditerranéenne pré-judaïque par exemple, laissent progressivement place à la prière et les beuveries ou libations aux bénédictions sur la coupe à chaque fête religieuse juive (1). Donc plutôt que de partir des religions, par essence exclusives les unes des autres, le livre prend le vin comme personnage central et peut ainsi explorer à même distance les motivations et usages des différents religions et liturgies à son égard. Impliquant qu’au cours des 9 000 ans de son histoire, la boisson favorite des dieux et de leurs prêtres a agi comme passeur de religions et de civilisations.

Doublement double
Exaltant l’amour humain comme l’amour divin, le vin est ambivalent. Et doublement, d’un côté vie et joie, et de l’autre ivresse et malheur. Depuis l’Antiquité la plupart des textes sacrés prônent la nécessité à la fois de l’absorption et de la modération — celle des hygiénistes de la santé publique du monde contemporain.  L’Ancien Testament narre l’épisode Noë qui plante une vigne pour remercier Dieu de l’avoir sauvé du déluge, puis va s’enivrer, exhiber sa nudité et s’adonner à l’inceste. Le Banquet de Platon a beau réglementer son bon usage (2), le vin en passant du collectif — partage —, à l’individuel — ivresse égoïste —, peut perdre de son caractère sacré. La Règle de Saint Benoît prévient que le vin est bénéfique mais qu’il peut faire « apostasier » même les sages. Le Coran, lui, le bannit précocement pour prévenir les débordements d’ébriété, à proximité des mosquées a fortiori, tout en lui gardant un statut symbolique hautement valorisé — la promesse de fleuves de vin au paradis.

À d. la grappe que les envoyés de Moïse rapportent de Canaan (La Bible, Nombres 12,23) d’André Derain ( Le Génie du vin, édité par les Vins Nicolas en 1972).

Le vrai sang du Christ ?
C’est avec la montée du christianisme que le couple vin-divin trouve sa plénitude : non pas substitut liturgique, le vin devient réellement présent dans l’Eucharistie, à la célébration de la messe le chrétien boit le sang de Jésus et mange sa chair. Jusqu’à ce que dans la liturgie catholique au XVème siècle le calice soit réservé aux prêtres et que la communion des fidèles ait lieu avec le seul corps du Christ. À partir de la Réforme débutant à la même époque, les Protestants ne reconnaîtront plus le mystère de la « transsubstantiation » lui substituant la « consubstantiation » — le sang du Christ n’est pas présent, le vin reste profane, c’est une représentation — sans que cela empêche la communion des fidèles. Seuls les Orthodoxes communient toujours aujourd’hui sous les deux espèces en ingérant simultanément l’hostie, le corps du Christ, et le vin du calice, son sang.

Fontaine de vie et pressoir mystique
Fontaine_de_vieLa fusion vin et sang qui, en Fontaine_de_vie_Conchescommémora- tion de la Cène, est sublimée dans le repas eucharistique qui va devenir la messe, trouve une illustration récurrente du XIVème au XVIème siècle dans la représentation des  fontaines de vie  et pressoirs mystiques sur les gravures et les vitraux (3).

Le précieux sang coulant abondamment des plaies de Jésus exprime l’idée de souffrance rédemptrice : ce sont les fontaines de pureté où les fidèles se baignent dans des ruisseaux de sang du Christ, dont le pied de la croix s’enfonce dans de grandes vasques qui s’en emplissent, et qui ruissellent et se répan- dent pour aller abreuver le monde et le sauver.

Ci-contre, deux exemples de fontaines de vie : à gauche, extrait du triptyque de Jean Bellegambe au Palais des Beaux Arts de Lille; et à droite le vitrail de l’église Sainte Foy à Conches-sur-Ouches, dans l’Eure.

C’est l’affirmation catholique de la purification du péché originel par la présence réelle du saint sang, devenu breuvage des hommes une fois transformé en vin lors de la cérémonie de la messe. Incarné dans la chair et le sang, le dogme du catholicisme s’oppose à celui des Luther et des Calvin qui annoncent, eux, l’ère du pur esprit : parce qu’elle dispense le sang divin, l’Église des Catholiques seule peut sauver les hommes.

Pressoir_mystique1Pour aller plus loin dans l’évocation de la barbarie de ses bourreaux et faire mieux comprendre et partager que Jésus a souffert le martyre et versé son sang jusqu’à la dernière goutte, les illustrations à partir du XVème siècle le couchent sous un pressoir : son sang jaillit tel le jus du raisin et coule dans une cuve pour être conservé et distribué en tonneaux. L’une des plus belles réalisations de pressoir mystique peut se voir sur un vitrail du XVIIème à l’église Saint-Étienne du Mont à Paris : « une sorte d’épopée étrange où la trivialité se mêle à la grandeur : poème de la vigne et poème du sang. Ce ne sont pas des grappes que l’on voit sous le pressoir, c’est Jésus lui-même; ce n’est pas le jus de la vigne qui coule dans la cuve, c’est le sang d’un Dieu. » (4)

Le Pressoir Mystique du vitrail de l’église Saint Étienne du Mont à Paris 5ème : le sang du Christ allongé (carré central et détail ci-dessus) se déverse de la table du pressoir dans un entonnoir pour emplir des tonneaux, sous le contrôle des dignitaires de l’Église (en dessous du carré central, et détail ci-dessous à droite).

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L’Église au service de la viticulture
C’est le titre de l’un des neuf chapitres osé par l’auteure, appuyée par le grand géographe Roger Dion qui écrit en 1959 (5) : « c’est la France entière qu’il faudrait parcourir si l’on voulait n’omettre aucun des vignobles créés par la viticulture ecclésiastique médiévale. »  Le précieux vin/précieux sang étant indispensable à l’exercice et à la pratique du culte, l’Église se donne les moyens de sa mission d’évangélisation et charge curés et abbés, frères et moines, évêques et archevêques, et… papes de planter la vigne sur leurs territoires, cette vigne dont le jus sacré sauvera les âmes, toutes les âmes. Du Xème au XVème siècle « toute fondation chrétienne s’accompagne de l’implantation d’un vignoble. » Pendant l’épopée cistercienne au XIIème, en France, Allemagne et Autriche, Espagne et Portugal, Suisse et Italie, Angleterre et Écosse, Europe centrale et orientale (notamment Ukraine), Grèce et pourtour méditerranéen entre autres, les monastères deviennent des entreprises vitivinicoles dont la production doit satisfaire les besoins, considérables, des fidèles qui jusqu’au concile de Constance (1414-18), vont communier sous les deux espèces comme on l’a vu. Et fournit aux ordres et établissements religieux des rentrées vitales.

Evelyne Malnic ajoute que si l’on peut identifier historiquement l’Église à la civilisation du vin, on peut tout autant l’associer à la quête de sa qualité, sainte obligation, dont en France par exemple on bénéficie jusqu’à aujourd’hui grâce aux Bénédictins (Bordelais, Loire, Provence, Champagne) ou aux Cisterciens (Bourgogne — Clos Vougeot, Chablis —, et Rhône), tant en termes de résultat que de discipline : l’amélioration des vignes et des vins est un devoir spirituel, un but ultime, jusqu’à la fin des temps.

Où est le mystère ?
En conclusion, si après les neuf derniers siècles les religions traditionnelles dominantes sont pour la plupart en cours d’apaisement et de sécularisation (6), le vin/nectar divin conserve sans faiblir sa symbolique mystique, et continue d’élever rituellement les consciences vers l’au-delà, vers le spirituel, en procurant joie et espérance.

On pourra finalement regretter l’absence dans cet ouvrage d’une définition du sacré. Ainsi qu’une position de l’auteure sur le choix du vin par les hommes, qui l’ont défini au cours des siècles de manière coïncidente et successive comme boisson divine quelles que soient leurs croyance, religion ou pratique : où est le mystère ? Esquisse d’une explication : le vin suscite la rêverie, apporte l’espoir et offre la promesse d’une gratification supérieure. Il n’est pas « aussi » un rêve, mais « principalement » un rêve. Le rêve du théâtre religieux, lui, est porté par le texte et la parole, et court le risque de ne pas être spontanément cru ou partagé. L’usage du vin aide grâce à l’alcool à pénétrer les cœurs et réduit le déficit d’adhésion : l’éthanol qu’il contient avive les émotions au cerveau qui secrète l’hormone du plaisir et modifie les sens, l’imagination se déploie comme lors des rêves du sommeil, le vertige s’insinue en la promesse du message divin et contribue au passage de l’allégorie au spirituel : le « couple » vin et divin devient inséparable.

Dernière question : à religions nouvelles, vins nouveaux ? Quid de la place du vin par exemple dans le mouvement charismatique chrétien, le baha’isme islamique, ou la scientologie…  ?

 

Evelyne MALNIC. 176 p. 200 illustrations, 24 x 30 cm. Éditions FÉRET,  Bordeaux, 24.11.15. 39,90 €
De la même auteure : Guide des vins en biodynamie, Éditions Féret, 2012.

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(1) Le vin joue un rôle précis dans chaque cérémonie religieuse juive — Rosh Hashana, Kippour, Soukhot, Pessah, Tou Bishvat, Pourim; et dans chaque fête familiale — circoncision,  mariage, enterrement, fin de repas… (pp. 77-89).
(2) Je mélange trois cratères (vases) seulement pour les gens raisonnables. Pour la santé, le 1er que l’on vide. Le 2ème, pour l’amour et le plaisir. Le 3ème pour dormir. Celui-ci une fois vidé, les invités sages rentrent chez eux. Le 4ème n’est plus à soi, mais à l’excès. Au 5ème, tapage. Au 6ème, esclandres. Le 7ème est pour les coquards. Au 8ème, au poste ! Au 9ème, accès de bile. Au 10ème, folie furieuse et projectiles. Extrait du Banquet (cité p. 38). NB. On buvait le vin dans la Grèce antique largement allongé d’eau.
(3) Pour la France, vitraux des églises d’Andrésy (78570), Avignon, Baralle (62), Beauvais (Saint Etienne), Chinon (Saint Mexme), Conches-en-Ouches (Sainte Foy) (27), Dissais (86), Saint-Antoine-du-Rocher (37360), Vendôme (Trinité), Porto (Miséricorde), Recloses (77), et du musée des Beaux-Arts de Lille (triptyque de Jean Bellegambe).
(4) D’après Émile Mâle, L’Art religieux de la fin du Moyen-Âge en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Age et sur ses sources d’inspiration. Librairie Armand Colin, 1922, revue en 1969. Ouvrage non cité dans la bibliographie.
NB. En écho au titre du chapitre 5, Au nom de Dieu, l’Église au service de la viticulture (pp. 103-115), on observe que pour sa part,  le vin pouvait être au service de l’Église : selon une source de 1774, le vitrail du pressoir mystique aurait été offert à la paroisse de Saint Étienne du Mont par un Jean Lejuge, marchand de vin de son état.
(5) Histoire de la vigne et du vin en France, 1959 édité à compte d’auteur, réédité en 2005 par les éditions du CNRS sous la direction de Jean-Robert Pitte, non cité dans la bibliographie.
(6)… malgré l’épisode jihadiste théoterroriste qui a pris naissance à partir des années 1960 (Égypte) dont le fondamentalisme fanatique finira par se détruire lui-même, comme cela a été le cas pour le christianisme. En l’occurrence, la relation vin-divin est absente.
On sait par ailleurs que malgré les interdictions traditionnelles, la consommation d’alcool dans le monde musulman continue de croître même s’il est difficile d’obtenir des chiffres. En Iran par exemple, on l’estime à 60 millions de litres par an, un peu moins d’un litre par habitant (78 millions). Source Time Magazine.