DANIEL J. BERGER

Un convivium de femmes de vin, épouses de propriétaires de Bordeaux et/ou propriétaires elles-mêmes, s’est formé autour d’un séjour de plaisir à la Feria de Séville. Après corridas, repas distingués, sorties dans les casetas et visites des lieux, ces dames sont venues aussi pour présenter leur vin à l’hôtel Alfonso XIII.
Retour sur une escapade mémorable en avril 2015 dans l’orgueilleuse et sensuelle cité andalouse, l’occasion de croiser plusieurs dames de Séville, señoras réelles ou imaginées.

Señora la plus célèbre de Séville, la Macarena

J’écris señora, je devrais dire déesse. La vierge aux cinq larmes de diamant est la première dame de Séville, la plus estimée de Séville, la plus chérie de Séville. À la semaine sainte, elle est vêtue de parures magnifiques toujours renouvelées — tuniques de velours très longues ou batas de cola, aux couleurs éclatantes incrustées d’or et de pierres précieuses — et coiffée d’un diadème étincelant. On peut se demander si on ne la maquille pas. Sa statue posée sur un paso, autel mobile enluminé d’or sur lequel brûlent des centaines de cierges, sort dans Séville une seule fois dans l’année, la nuit du jeudi saint.

Au moment où cette vierge de l’esperanza, de l’espoir, va pour sortir de sa basilique dans la nuit pour une longue procession fervente et silencieuse jusqu’à la cathédrale de la Giralda puis retour le lendemain matin, une voix féminine hurle, seule : ¡ Macarena ! Lui répond un groupe de femmes : ¡ Guapa ! (jolie). Et la voix seule à nouveau ¡ Macareeeeeeena ! : les femmes encore ¡ Guapa, guapa… y guapa ! Et alors monte de la foule une sourde clameur de larmes et de cris éplorés. Cette nuit, le culte, le rituel et le spectacle ne font plus qu’un.
Macarena2Macarena4Macarena5Macarena7

La Macarena sous différentes parures dans sa niche de la basilique à laquelle elle a donné son nom.


Recouvert d’un dais qui maintient son visage dans l’ombre la plupart du temps, le baldaquin de la Macarena est précédé des nazarenos, les pénitents en tunique et cape noires terrifiantes : ils sont 3 000 qui se relaient en cohortes jour et nuit y compris des enfants, se frayant une place dans le cortège comme dans une fourmilière, capirote sur la tête (la coiffe conique recouvrant tout le visage sauf deux trous pour les yeux qui rappelle celle du Klu Klux Klan, mais « pas d’amalgame » dirait Michel Onfray), cordon de ceinture vert pour ceux du palio (le char de la Vierge) et violet pour ceux du misterio qui le précède (celui du Christ).

Les nazarenos observent une règle librement consentie : ne pas marcher ni parler ensemble, ne pas détourner la tête pour veiller à garder leur long cierge allumé pendant toute la procession (il mesure 1,50 m), ne pas porter de montre (la procession dure environ 9 heures). Ce paso très lourd repose sur les épaules de costaleros (1) qui souffrent en silence masqués par une tenture qui descend à leurs pieds chaussés de noir qu’on devine à peine, qu’on voit virer au millimètre dans les ruelles étroites en claudiquant.

Depuis un balcon, dans le silence, une voix masculine anonyme brame une soleá poignante :

En mis cortas oraciones
le pido a dios llorando
que me quite la salud
y a ti Macarena te la vaya dando (2)

Vierge de l’espoir, tu as cet air préoccupé, contrarié, comme si tu allais parler, on cherche tes yeux hypnotisés sans pouvoir les croiser. C’est vrai, tu es belle, on aime te regarder, on voudrait approcher tes lèvres, mais tu t’éloignes, tu t’éloignes en tanguant d’un côté à l’autre de la ruelle, impossible de te suivre dans cette foule comprimée, envapée de folie catholique, on ne peut plus espérer ton regard insaisissable. « ¡ Qué buen ritmo, chicos !  » a soupiré une fille en enlaçant son copain : les Sévillans en plus ont le sens du rythme, disons qu’ils swinguent, depuis toujours sans doute, c’est-à-dire avant même le flamenco qui se pratique depuis 2 000 ans.

La réminiscence d’une nuit de jeudi saint sous la pluie ici-même il y a onze ans a surgi au fur et à mesure de la visite en même temps que les dames de Bordeaux, du musée de la basilique de la Macarena.

Penitentes semaine sainte
Les pénitents de la semaine sainte sont parfois des señoras.

La pluie : on ne sort pas la statue de la Macarena quand il pleut et les semaines saintes ici sont fréquemment mouillées. Anecdote : l’archevêque de Séville a été chahuté après avoir dit aux pénitents interdits de sortie pour cause de pluie qu’ils devaient accepter que leur peine soit la vraie pénitence. Mais alors, lui ont-ils rétorqué, la procession de la semana santa, c’est une fausse pénitence ? (3)

Comme Séville, chaque ville andalouse petite ou grande depuis 400 ans de semaines saintes a ses propres traditions auxquelles les populations continuent d’être passionnément attachées. Même si la coutume de la procession, il y en a 55 à Séville, n’empêche pas ici comme ailleurs une désaffection croissante de la pratique religieuse, pourtant existentielle en Espagne — les églises sont bien entretenues mais de moins en moins fréquentées —, la Macarena reste une figure unique du sacré andalou, toujours populaire, toujours révérée, toujours pleurée…

pleureuse1pleureuse2Pleureuse3

Il existe d’ailleurs un classement des 50 macarenas les plus guapas. Une double croyance veut que cette mystérieuse Macarena Esperanza sculptée au XVIIème siècle, celui du sombre baroque espagnol, ait été en réalité créée par un ange : « mystérieuse par le rayonnement quasi magique qu’elle exerce auprès de ceux qui l’implorent. Vierge compatissante et douce. Vierge silencieuse et adorée, porteuse de grâces et de bienfaits, à l’écoute de ceux qui pleurent, qui prient et qui gémissent, » dit Laure Charpentier, auteur d’un livre sur l’icône vénérée. Et aussi qu’elle a vraiment existé, ce qui fait de chacun de ses nombreux soupirants dont moi, d’humbles hommes perdus à la recherche du type même de celle qui a inspiré son sculpteur, la señora sevillana introuvable.

Pendant la Feria nous la cherchons cette femme sévillane,  non pas héroïne, matrone, vestale de l’honneur, chica jouant de la prunelle, furie comme les héroïnes de Lorca, ni cojonuda (4), mais peut-être libérée de la trinité vierge (jusqu’au mariage, farouchement), épouse (souvent insatisfaite), mère (remise du mari à sa place et du coup rien n’est trop beau pour son enfant), en tout cas une femme exprimant l’esprit de Séville.

Imaginons l’une d’elle : elle est brune, peut-être blonde, aime danser et chanter, manger et boire, a le vin gai — l’amontillado lui donne une démarche swingante sur tempo vif. Son débit est vite et sa voix forte, elle sait parler d’amour en envoyant des sms. Ses mains tournoient avec élégance. Elle est spontanée, quand elle rit c’est sans retenue et quand elle pleure pareil. Elle est capable de recevoir (avec malice) sans trop donner (avec drôlerie). Elle a un style, le sien, souvent léger « fait de petites touches de gracia. » Elle peut vous provoquer : « tu es un homme oui ou non ? »

Sevillane9 Sevillane2Sevillane6

Souvent elle croit qu’elle mérite mieux que son destin, pressée de s’échapper du passé des femmes espagnoles qui l’ont précédée y compris celles d’Almodovar, elle veut avec sensualité le todo et le nada… Rien ne se fait sans elle.

À SUIVRE…

(1) Le paso de la Macarena est porté par 48 costaleros avançant en aveugle, guidés à la voix par un capataz (contremaître) qui donne la cadence en frappant le baldaquin avec un bâton et un marteau. Le pas glissé de ces porteurs fait osciller lentement la statue qui donne l’impression d’avancer toute seule en flottant telle un apparition surnaturelle. Mais on dit aussi qu’elles dansent naturellement…
D’après Leonardo Sciascia, Heures d’Espagne, 1989 (traduit en français en 1992, éd. Fayard).
Les chars s’arrêtent tous les 50 mètres pour une pause, souvent arrosée de vin que des habitués parmi l’assistance glissent discrètement sous les brancards dans des fiasques. QUEL VIN ?

(2) Dans mes courtes prières,
J’implore Dieu en pleurant
Qu’il m’ôte la santé
Pour te la rendre à toi, Macarena

(3) cité par Rodrigo de Zayas in Séville, p. 119, Ed. Séguier, coll. Racines (1998).

(4) « qui a des couilles », le plus beau compliment qu’un Andalou puisse faire à une femme selon Michel del Castillo (in Le Sortilège espagnol, 6ème partie « la femme forte », Julliard, 1977).
Et Andalousie, Seuil, 1991.