Neuvième d’une série de dix articles sur un voyage organisé par les syndicats des appellations Graves et Pessac-Léognan pendant les vendanges 2014.
Chaque article fait référence à un écrivain.

9. CHÂTEAU HAUT-BRION : OUI et NON
Inspiré par Bernard Pivot (Dictionnaire amoureux du vin).

NON à Robert Parker ! s’était insurgé Jean-Bernard Delmas, directeur de l’exploitation de 1961 à 2003, fils de Georges Delmas (directeur du domaine de 1920 à 1961) et père de Jean-Philippe (son successeur depuis 2003), contre l’affirmation du dégustateur culte selon lequel « de 1966 à 1974, [les Haut-Brion étaient] plus légers, accessibles, moins étoffés, manquant quelque peu de complexité, [et] n’avaient pas la richesse et la profondeur que l’on peut espérer d’un premier cru. »

Haut-BrionPhoto La Revue du Vin de France

 


 

OUI à Robert Parker : « Depuis plus de 40 ans que je déguste autant de bordeaux qu’il m’est possible, le seul véritable changement dans mes goûts concerne Haut-Brion, vers lequel je me sens de plus en plus attiré. Son caractère intense, minéral et fumé, typique des Graves, me séduit beaucoup plus aujourd’hui. On peut affirmer que ce superbe premier cru donne le vin le plus élégant et le plus aromatiquement complexe au monde. »
Guide Parker des vins de Bordeaux p. 535, Éd. Solar, 2005.

 

NON, le Haut-Brion blanc (3 hectares) n’est pas un vin classé.

 

OUI, je me souviendrai toujours de mon premier Haut-Brion, un 1970
DJB 3 bu en 2010 chez Pierre Wagniart en sa compagnie et offert par lui. Jeune encore, distingué, assez léger (en 1984 Sollers le qualifie de « rond, charnu, complexe, tannique (à boire en 1985).  »  Et Jacques Dupont en 1995 : « 18,5/20. Grenat tabac foncé. Nez truffe, cacao, volaille rôtie, fruits cuits. Gras en attaque, rond, solide mais en finesse, droit, pas d’usure de la structure. Parfaite harmonie entre l’alcool et les tanins. Beaucoup de saveurs fruitées, épicées en finale, mais une certaine réserve. Vin encore un peu distant, noble, d’une évolution rectiligne. »
(LE Guide des vins de Bordeaux, p. 887, Grasset, 2011).
J’aimerais boire le même à nouveau.

 

NON, les propriétaires de Haut-Brion ne sont pas français.
Clarence Dillon + Delmas,+ WellerHaut-Brion a été acheté en 1935 par le financier américain Clarence Dillon. Depuis, il y a toujours eu un membre de la famille à la tête du domaine. D’abord Seymour Weller, neveu de Clarence Dillon. Puis Joan Dillon, duchesse de Mouchy, fille de Douglas Dillon (fils de Clarence), ancien ambassadeur des USA en France de 1953 à 1957 avant d’être secrétaire d’état au Trésor sous JFK.

 

Prince_Luxembourg_MissionHB Aujourd’hui, le DG est le Prince Robert de Luxembourg (ci-contre, à La Mission Haut-Brion), fils de la duchesse.
Clarence Dillon ayant eu deux enfants, Dorothy et Douglas, les actions sont partagées entre les deux familles. « Ils viennent à Haut-Brion deux fois par an, et aux États-Unis ils participent à des opérations de relations publiques, dégustations et actions caritatives. Ils sont bien plus sensibles que les générations précédentes au cru Haut-Brion, toute la famille Dillon en est amoureuse. » (Jean-Philippe Delmas).

 

OUI au fumé !
Un Haut-Brion bien mûr sent la boîte à cigares JayMc4 Bacchus et moicontenant un Montecristo, une truffe noire, et une brique chauffée à blanc et posée en équilibre sur une vieille selle. Il est profond et complexe comme un sonnet de Shakespeare. Une fois qu’on en a bu, on ne l’oublie jamais et le désir d’en re-boire ne nous quitte plus . »

Citation de l’écrivain américain Jay McInerney (à droite), 2013.

 

NON, ni La Boëtie, né en 1530, ni Montaigne, né en 1533, n’ont pu être les témoins du mariage de Jean de Pontac avec Jeanne de Bellon en 1525, date fondatrice de Haut-Brion. Mais la légende persiste : les deux meilleurs amis ont veillé à l’éclosion de l’un des plus grands vins du monde sur ses fonds baptismaux. Jeanne de Bellon, la fille du maire de Libourne qui possédait le vignoble, l’apportait en dot à Jean de Pontac, greffier au Parlement de Bordeaux, qui à partir de cette année 1525, donc avant la naissance des futurs auteurs de La Servitude volontaire et des Essais, va développer la lignée des Pontac et le Haut-Brion.

 

OUI, Haut-Brion est le premier vin de l’ère moderne.
Un siècle plus tard, Arnaud III, l’un des descendants de Jean de Pontac (11 enfants, marié 3 fois dont la dernière à 71 ans, disparu à 101 ans), met au point l’ouillage et le soutirage qui vont permettre le vieillissement et la conservation du vin, et de différencier les terroirs et les crus. Il élabore un nouveau type de vin, le New French Claret. Puis son fils, François-Auguste de Pontac, imagine le marketing en créant en 1666 à Londres le premier restaurant-bar à vin, le « Pontack’s Head » où il vend son Ho Bryan trois fois plus cher que les autres, à des prix jamais atteints, et l’établissement devient « le seul à la mode dans tout Londres. »
Château Haut-Brion est la première marque de vin et la marque de luxe la plus ancienne au monde.

 

NON, Haut-Brion et La Mission Haut-Brion ne sont pas des rivaux
même s’ils se font face de chaque côté de la route d’Arcachon, sur une vaste terrasse de graves entre les ruisseaux du Peugue et du Serpent, longés par la voie ferrée Bordeaux-Bayonne qui a coupé La Mission par moitié, tous deux encastrés dans les faubourgs de Talence et Pessac genre « les vignes sont au bout de l’impasse ».

Haut_Brion_vu_du_ciel

Haut-Brion est situé juste en haut à droite du château d’eau qu’on voit au centre de l’image.
Un peu au dessus, de l’autre côté de la voie ferrée, on distingue La Mission Haut-Brion.

 

OUI, il faut savoir l’attendre.
IMG_1683 Ne ne pas le boire tout jeune ! Cela m’est malheureusement arrivé  le 24 septembre 2014 à 17h03 avec le millésime 2012. J’avais beau fermer les yeux, me concentrer, convoquer le souvenir du merveilleux 1970, implorer ciel et terre à la rescousse, je n’avais en bouche qu’un Graves rouge correct, sans caractère ni flaveur particulière. J’en ai gardé le bouchon, long comme le majeur du sextuple champion NBA, Michael Jordan.

Je le regoûterai quand il aura atteint ses 40 ans, en 2052.

 

NON, la première mention de Haut-Brion n’est pas due à l’Anglais Samuel Pepys
Pepys 2 — « Je bus une sorte de vin français appelé Ho Bryan qui avait un bon goût très particulier que je n’avais jamais rencontré » comme écrit dans son Diary ** en 1663 –, elle remonterait à bien avant, en 1509, comme propriété d’un Jean de Ségur au lieu dit Aubrion.
Autre mention, le 21 janvier 1521, celle du contrat de vente annuelle par un sieur Jean de Monque de « quatre pipes de vin » (8 barriques, 1 800 litres) provenant de Aubrion, au marchand bordelais Guilhem de Mailhois.
Orthographes alternative : Obrion, Obrian, Haulbrion, Hobriono, Ho Bryen.

 

OUI, il y a plus de cent cinquante ans et jusqu’aux années 1950 s’étendaient autour de Haut-Brion de nombreuses vignes sur Talence et Pessac, au milieu d’un paysage champêtre aujourd’hui entièrement loti de constructions pavillonnaires.
Jacques Dupont explique : « Deux années de mévente, une trésorerie en berne et c’est deux ou trois hectares qui se transformaient en lotissement ou en parc à tôles galvanisées avec parkings et sacs plastique. » (LE Guide des vins de Bordeaux, p. 887, Grasset, 2011). Et Pierre Veilletet soupire : « Haut-Brion respire en pleine agglomération » (Bordeaux, images flottantes in Bords d’eaux, Arléa, 1989).
Seul le Château Haut-Brion (époque Jean-Bernard Delmas) a eu la volonté d’acheter des bâtiments pour les détruire et replanter des vignes à la place. *

 

* Georges Delmas, grand-père de l’actuel directeur de Haut-Brion, racontait qu’en 1920 il y avait très peu de constructions depuis les « barrières » (portes) de Bordeaux jusqu’au village de Pessac, « la route d’Arcachon était un petit chemin de terre et autour des vignobles c’était la campagne. Puis, dans les année 30 tout était à vendre » ajoutait-il, « et quand Clarence Dillon a voulu acheter un château, il avait eu le choix entre Cheval Blanc, Margaux et Haut-Brion… qu’il a finalement préféré.« 

Lorsque son fils Jean-Bernard Delmas lui succède en 1961, Haut-Brion a commencé à récupérer du bâti pour replanter, notamment la « parcelle Polo » entre Pessac et Talence, achetée en 1947 par un marchand de chevaux qui en avait fait ses écuries; les 1,5 ha de la « parcelle Tourailles »; celle du « stand de tir » de l’Armée en haut de la colline, détruit en 1972, devenue une des meilleures de l’exploitation; puis les 2 ha d’une ancienne biscotterie. Et last but not least, La Mission Haut-Brion vendue à un promoteur, qui a été pu être rachetée in extremis.

Georges_DelmasJ_Bernard_DelmasJ_Philippe_Delmas

De g à d, les directeurs du vignoble de père en fils : Georges Delmas, 1920-1960; Jean-Bernard, 1961-2003 (toujours consultant); Jean-Philippe, depuis 2003. Les lignées Delmas et Dillon sont liées : la duchesse de Mouchy est de la même année que Jean-Bernard, 1935, celle de l’achat. Et Robert de Luxembourg a un an de plus que Jean-Philippe Delmas.

Au début du XXème siècle, les meilleurs rouges venaient de Mérignac (des 30 propriétés de 1900 il n’en reste qu’une aujourd’hui, Picque Caillou, à 3′ des barrières), de Pessac (4 contre 37) et de Talence. On a complètement oublié les vins de ces châteaux disparus ou transformés en mairie ou en école — les Raba et Clos-Le-Löye (Talence), Fanning-La-Fontaine (Pessac), ou Lange (Gradignan). Sur le terroir de l’université de Talence, il serait possible de replanter des vignes pour produire un Château Campus !

** “(I went) off to the Exchange with Sir J. Cutler and Mr. Grant to the Royall Oak Taverne in Lumbard Street… And there drank a sort of French wine called Ho Bryan, that hath a good and most particular taste that I never met with. « 

Defile_Haut-BrionGrande cérémonie à Haut-Brion

DANIEL J. BERGER

À SUIVRE : BIG HUGS À FIEUZAL