Sixième d’une série de dix articles sur un voyage organisé par les syndicats des appellations Graves et Pessac-Léognan pendant les vendanges 2014.
Chaque article fait référence à un écrivain.

6. CHÂTEAU LES CARMES HAUT-BRION INTRAMUROS.
Inspiré par Paul Morand (Monsieur Zéro)

Les Carmes Haut-Brion est une anomalie. C’est le seul château de Bordeaux situé dans Bordeaux (ci-dessous
à g
), un petit vignoble en ville, clos de murs et bien au chaud au milieu de pavillons derrière l’hôpital (à droite).
chateau Les Carmes Haut-Brion 2Les Carmes in Pessac 1

 

 

 

 

 

 

 

 

Connaissez-vous M. Patrice Pichet ? Il a payé le record de 18 millions d’euros pour les 4,6 hectares des Carmes, achetés à la barbe du château Haut-Brion lui même : le prince Robert de Luxembourg, dirigeant du Domaine Clarence Dillon qui en est propriétaire depuis 1935, aurait bien voulu ajouter Les Carmes à la liste de ses Haut-Brion — La Chapelle, La Tour, Laville et La Mission —, mais il n’a pas voulu ou pas pu aligner une somme aussi élevée.


Patrice Pichet, grand œnophile au sourire doux inamovible, est à la tête du premier groupe immobilier qualifié d’unifamilial, précurseur de la construction de BBC, non pas la radio anglaise mais les bâtiments basse consommation. Sur un marché immobilier en recul, son activité diversifiée — construction, ingénierie, commercialisation et gestion de propriétés — est en progression régulière. Il a donc pu accroître son vignoble des 5,6 hectares achetés au château Le Thil à Léognan, et des 17 achetés à Haut Nouchet à Martillac, pour créer un nouveau vin à partir des deux, le Clos des Carmes Haut-Brion. Sponsor des Girondins de Bordeaux et de l’Aviron Bayonnais, le groupe Pichet est de ceux dont on dit tout va bien, tout ira bien.

juppe-pichetPichet et Starck

 

 

 

 

 

 

 

Patrice Pichet entre Alain Juppé et Philippe Starck

Homme pressé en affaires qui reproduit à Paris les recettes qui lui ont valu le succès en Aquitaine (acquisition de 2 800 m2 près de la place Beauvau pour doubler son siège social de Pessac), c’est avec une patience de sage qu’il rénove l’ensemble architectural des Carmes Haut-Brion. Il a pris cinq ans pour créer un chai en acier patiné à corrosion superficielle forcée en forme de bateau à l’étrave inversée, dont les flancs vermeil taillés en oblique reflèteront les couleurs rougeoyantes du crépuscule. Sur quatre niveaux, la coque va abriter le chai, le cuvier, les espaces de dégustation et de réception, et les locaux techniques. On ne touchera pas au château lui-même, où  Pichet a la courtoisie de laisser habiter les anciens propriétaires, la discrète famille de négociants Chantecaille- Furt, présente ici depuis son édification au XIXème. À ce rythme tempéré, on imagine Patrice Pichet dans trente ou quarante années, à peine vieilli, avançant pieds nus au milieu de ses vignes de faubourgs melliflus, demandant perdu : « et que devient le vin ? » puis disparaissant sans quitter son sourire immuable.

Futur chai CarmesChai Carmes 2

 

 

 

 

 

 

 

Moi qui ai pour consigne tacite d’admirer, je ne rechigne pas : le bâtiment semble irréel. Philippe Starck chargé du projet en binôme avec l’architecte Luc Arsène-Henry — qui, lui, a « souhaité inscrire Les Carmes dans la symbolique de l’histoire des grands Bordeaux transportés par bateau aux quatre coins du monde » –, place une exergue assez planante :

Le vin est une magie
Son élaboration une science
Notre relation est sentimentale
Sa structure est une abstraction
Son effet un vertige
Sa connaissance une culture
Sa robe est virtuelle
On ne peut utiliser que le langage de l’immatériel, du mental, pour conter le vin,
Sa maison se devait à l’évocation, au minimum, une intuition, un reflet.

Arrivé devant la coque renversée où m’emmène Stéphanie Libreau, l’attachée de relations publiques, qui ressemble à Florence Cassez, la Française détenue sept ans au Mexique — même chevelure rousse, même sourire, mêmes mobilité de regard et rapidité de débit –, elle me demande de me retourner vers la fontaine où débouche le petit cours d’eau Le Peugue (ci-dessous) qui sépare les deux versants de la propriété. Dévié pendant les travaux, il baignera le faux navire amarré par des passerelles, puis disparaîtra sous Bordeaux pour rejoindre la Garonne, un peu comme à Paris La Bièvre busée se jette dans la Seine.

Peuguefontaine du Peugue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le bateau imaginaire, entre requin et sous-marin, abritera donc les deux chais et la cave, placés en dessous de la surface du plan d’eau où paraît flotter ce Nautilus gorgé de vins, afin d’éviter les variations de température et d’humidité (14° pour la cave, 23° pour la fermentation malolactique, 18° pour l’élevage). La vendange va descendre tout doucement par simple gravitation dans 23 cuves de taille et d’aspect différents, en bois, inox ou béton, des jarres et des cuves tronconiques inversées sur un socle de verre, en forme de verres à pied.

Coupe longi chai Carmes 1

Les vinifications vont pouvoir correspondre à chaque sol : ils ont répertorié 16 ou 17 types d’argilo-calcaire, dont la fameuse crasse noire qu’on trouve tout près, à Pape Clément, et à filets bleus comme à Petrus bien plus loin, à Pomerol, qui marque le vin d’un léger fumé. La salle de dégustation sera placée au niveau supérieur avec vue plongeante sur le cuvier
et au-dessus, une terrasse panoramique d’où l’on pourra embrasser du regard l’ensemble du domaine.

Philippe Starck prétend que le bâtiment est juste une lame, une lame de magie enceinte d’un esprit miracle, d’où va sortir l’extraordinaire. L’acier Corten « aura la couleur exacte de l’eau, de la terre, de l’écorce des arbres alentour. » Ce n’est pas un camouflage, c’est une intégration puissante.

Guillaume PouthierCette originalité un peu fantasque ne s’arrête pas aux bâtiments, elle touche
le vin lui-même. Triple tri des raisins : à la main dans les cagettes, par capteur optique, et avec la fameuse machine italienne Defranceschi qui équipe les domaines Rothschild, Lafite et Mouton. Encépagement : majorité au merlot comme à Saint-Émilion, pour la rondeur; puis cabernet franc à 35-40%, proportion rare ici, pour la finesse; et cabernet-sauvignon à 18-20%, pour la puissance. Vinification : c’est là qu’intervient l’ex-flying winemaker Guillaume Pouthier (à droite) qui, après l’Alsace, le Portugal et la vallée du Rhône, a finalement atterri entre les quatre murs des Carmes avec sous le bras ses méthodes venues d’ailleurs. Surtout le pigeage, technique bourguignonne ancienne consistant à enfoncer jusqu’au bas de la cuve de fermentation le chapeau des peaux de raisin agglomérées en haut, ce qui procure plus de polyphénols (tanins), d’anthocyanes (couleur) et finalement d’intensité.
À Bordeaux on préfère le remontage qui consiste à pomper le vin du fond de la cuve pour arroser le chapeau.

Stephanie_LibreauStéphanie Libreau (ci-contre à 10h06) a préparé une dégustation au soleil de 10h. Pour moi cela va être une découverte.
D’abord le 2011, avec de légères touches de salé, de la fraîcheur, une grande garde potentielle.
Suivi du 2012 mis en bouteille il n’y a qu’un mois et déjà impeccable, « les rafles ont été laissées à la manière bouguignonne, » précise-t-elle.

Le 2013 enfin, millésime déprimé par les intempéries, dont la récolte a été divisée ici par deux — 17 000 bouteilles contre 35 000 en année normale, vendu 38 €/b au lieu de 55-60 € d’habitude. 60% cabernet franc, 20% merlot et 20% cabernet-sauvignon, élevé en fûts neufs. Le vin a une complexité aromatique — fruits rouges, terre, léger fumé –; une forte attaque tannique; une acidité qui promet une belle évolution; un beau toucher de bouche; aussi puissant que fin; et de la matière ce qui pour 2013 est un exploit : il a donc un grand avenir. Un vin-exploit.

 

La stratégie de conquête des Carmes Haut-Brion repose sur une production beaucoup plus importante (Le Clos des Carmes) qui va permettre de faire du 1er vin (Château Les Carmes Haut-Brion) un joyau rare et cher, un bijou finement ciselé pour femmes comme pour hommes, un vin de joaillerie qui doit rester un peu secret et hors d’atteinte.

 Ancienne et nouvezlle etiquette Carmes

Ancienne et nouvelle étiquette : la prochaine sera-t-elle illustrée par le bateau de Starck ?

DJB 3

 

 

DANIEL J. BERGER

 

 

 

 

À SUIVRE : UNE DÉGUSTATION DE PESSAC-LÉOGNAN À SMITH-HAUT-LAFITTE