Deuxième d’une série de dix articles sur un voyage organisé par les syndicats des appellations Graves et Pessac-Léognan pendant les vendanges 2014.
Chaque article fait référence à un écrivain.

2. LA QUÊTE DU GRAVES.
Inspiré par Bernard Ginestet (Grand Bernard des Vins de France)

Madame Marie-Claude Perrin et son fils PhilibertMadame Perrin vêtue d’une robe de chambre blanche assure que les meilleures théières sont japonaises. Nous parlons d’Algérie, fellagha et roumi, la traque aux djebels, massacres dans les mechtas, une jeune amie poignardée, ils savaient qu’ils quitteraient leur terre natale sans espoir de retour. C’est en 1963 que la famille fuit l’Oranais, des employés algériens et marocains suivent, accueillis dans les maisons vigneronnes avec enfants et petits-enfants.

(À droite, Marie-Claire Perrin et son fils Philibert au salon du 1er étage du château Carbonnieux.)

 


 

Philibert dit c’est aujourd’hui que Bouteille Carbonnieux blancnous commençons à vendanger les cabernets sauvignons. Les sauvignons blancs et les sémillons c’est fait.
Comment explique-t-il qu’on reconnaisse le Carbonnieux entre tous les autres graves blancs, couleur jaune vert, goût légèrement acidulé et fruité citron — pamplemousse, titillement du palais, finale longue et déliée ?
Il répond le terroir est la raison. D’abord le microclimat ambiant dont la température se maintient de 2 à 3 degrés plus élevée qu’aux alentours, due à la proximité de l’agglomération de Bordeaux à 10 km, et à la bonne distance de la forêt landaise qui cause parfois des écarts thermiques; et cela apporte de la précocité aux raisins.
Bon filtrage des sols — graviers larges en haut du vignoble, moyens à mi-pente, petits et argileux en bas. Enfin le drainage de l’Eau Blanche qui longe la propriété en maintenant la fraîcheur. Bon sang, mais c’est bien sûr, le grand-père Marc ne s’était pas trompé. Et les rouges qu’on qualifiait de « rustiques » ? Travers corrigé il y a une douzaine d’années par replantation de cabernet-sauvignon sur le haut de la croupe pour obtenir une meilleure maturité, et de clônes et porte-greffes premier choix.

vendanges Carb8h pile. Une camionnette blanche m’emmène à Cérons. Dès la grille de Carbonnieux franchie, les hottes jaunes des vendangeurs brillent dans la lueur embuée du matin. Cérons est à une heure, le temps de réfléchir aux Graves « origine des bordeaux ».

De fait, le vignoble est là depuis dix siècles, bien avant le Médoc développé à partir de la deuxième moitié du XVIIème en même temps que les premiers vignobles des colons français dans la vallée de Franschhoek en Afrique du sud, près du Cap : vous avez dit Nouveau Monde ?

La région des Graves commence au nord de Bordeaux à la jalle de Blanquefort, limite sud du Médoc. La ville bâtie sur des graves, en s’agrandissant progressivement sur Talence, Pessac et Mérignac, a dévoré les 4/5èmes des forêts et des vignes où sont nés les premiers grands bordeaux — Haut Brion, Pape Clément, Olivier pour les plus proches des faubourgs.

Il y a un siècle et demi, on comptait entre Pessac, Talence, Bègles et Gradignan quelque 150 châteaux et chartreuses *, il en reste aujourd’hui moins de 10. Certains des crus disparus comptaient entre 600 et 700 000 pieds — voir les premières éditions du fameux Cocks et Féret Bordeaux et ses vins, la bible **. On a au fil des années consciencieusement arraché les vignes, démoli châteaux et vignobles et à la place creusé des gravières pour cimenter des pavillons sans caractère devenus vieillots, au milieu desquels slalome la camionnette blanche. Lotissements, nouveau phylloxéra. Étouffé ce terroir exceptionnel, I can’t breathe, englouti comme l’Atlantide tout ce gisement de vins imaginaires. On se demande si la catastrophe de l’urbanisation sans règle était inéluctable. Elle est en tout cas irréparable.

Et qu’elle serve de leçon pour éviter la prochaine : le massacre en projet du Sauternais par la LGV Bordeaux-Toulouse. Attention citoyens, attention édiles, ne signez pas la DUP, ne laissez pas saccager ce gisement millénaire, cela a déjà été fait dans les Graves : les propriétaires désespérés par les ravages successifs du mildiou puis de l’oïdium — dévastant le vignoble vers 1850 au point que le classement de 1855 ne comprend aucun Graves sauf Haut-Brion — se sont laissés appâter par le gain de la vente de leurs terrains, aussi rapide qu’éphémère. Et ensuite à partir de 1870 le phylloxéra achève d’asphyxier les Graves, qui disparaissent de la carte des vins des restaurants et des caves de particuliers pendant un siècle. Alors, NON ! la SNCF ne peut pas détruire ce microclimat en enfonçant des viaducs sur le Ciron et en détruisant le massif boisé millénaire, ne laissons pas faire, qu’ils passent ailleurs. Et vous viticulteurs, frondez au maximum, ne laissez pas ce crime devenir possible.

L’aire d’appellation Graves de Bordeaux, « grabas de Burdeus » comme on disait au Moyen-Âge, vient du nom des galets charriés depuis les Pyrénées pendant des millions d’années par les crues de la Garonne et jonchant le sol des vignobles jusqu’à l’embouchure de la Gironde. Cette aire s’étend sur 50 km vers le sud jusqu’à Langon sur une bande large d’une quinzaine de km de terrasses construites naturellement par le fleuve et entaillées de calcaire devenant argile, et de résidus calcaires marins, les faluns : cette géologie chamboulée accueille aussi bien les rouges que les blancs.

La région des Graves englobe l’AOC proprement dite classée depuis 1959, qui s’étend sur 3 500 hectares, et les enclaves de Cérons, Barsac et Sauternes. Au nord, a été créée en 1987 l’appellation Pessac-Léognan pour distinguer les terroirs de la périphérie de Bordeaux où se trouvent les meilleurs crus. En manière de revanche sur la disparition des vignes au siècle dernier, les propriétaires de Pessac-Léognan repris par « la fièvre de planter » de Montesquieu 250 ans plus tôt sur une centaine de parcelles, ont entre 1970 et aujourd’hui accru la surface du vignoble de 500 à 1 700 hectares. La typicité des crus est en effet plus caractéristique à Pessac-Léognan qu’au sud des Graves que traverse maintenant la camionnette blanche ***.

Au sud du château de la Brède « où la nature s’y trouve dans sa robe de chambre et au saut du lit » disait son propriétaire Montesquieu, règes ensoleillés et ruisseaux serpentant à l’ombre de pinèdes ou bois d’acacias s’entrelacent. Nulle mer de vignes comme en Médoc, mais des propriétés gasconnes artisanales, la moitié ont moins de 5 hectares et la moyenne entre 5 et 10. C’est tout cela l’identité des Graves, si tangible mais si diverse qu’elle est difficilement communicable.
DJB 3

 

 

DANIEL J. BERGER

 

 

 

À SUIVRE : CHÂTEAU CÉRONS, GRAND VERTIGE

* Manoirs longeant les rives de la Dordogne, de la Garonne ou de la Gironde dans le sens de leur longueur.
** Qui se souvient à Pessac des crus Candeau, Néron, Baron Sarget ou Gervais Colon, à Talence de Puységur ou Trigan-Beau, à Mérignac de Lognac de Tocqueville ou La Tour de Veyrines, ou à Gradignan de Kercado ou Loranzanne ?
Voir Charles Cocks Bordeaux ses environs et ses vins classés par ordre de mérite, 1ère édition, Editions Féret Fils, libraire-éditeur, 1850 (réimpression fac simile Éditions Féret, 2013).
*** L’AOC Pessac-Léognan s’étend sur 10 communes : Cadaujac, Canéjan, Gradignan, Léognan, Martillac, Mérignac, Pessac, Saint-Médard-d’Eyrans, Talence, Villenave-d’Ornon. Elle comprend 74 châteaux et domaines produisant 75 000 hectolitres. 16 d’entre eux, situés sur les terroirs exceptionnels dont une grande partie a été envahie par l’urbanisation, sont classés « Crus Classés de Graves », à commencer par Haut-Brion (également 1er GCC 1855).