D’après JEAN NOUAILHAC / LE POINT Newsletter / 05.12.2014 12:17

Vouloir à tout prix — c’est le cas de le dire — construire des Lignes à Grande Vitesse (LGV) est devenu une maladie qui coûte horriblement cher et n’est pas remboursée par la Sécurité Sociale, mais risque en plus d’occasionner des dégâts irréversibles. C’est bien le problème posé par la LGV double Bordeaux-Toulouse / Bordeaux-Dax et son monstrueux aiguillage géant situé en plein cœur de l’écosystème qui a permis aux grands sauternes d’être connus dans le monde entier.

Yquem demi brouillardLe château d’Yquem dans le brouillard tamisé de la rivière Ciron qui provoque la fameuse « pourriture noble » dans l’ensemble du  Sauternais (photo Decanter)

Ce projet, dont l’enquête de déclaration d’utilité publique (DUP) se termine actuellement, est doté d’un budget de 9,5 milliards € pour une ouverture des lignes et de leur tronc commun prévu en 2024. Il est question de raser 4 800 ha de terres agricoles et de forêts, mais également d’implanter un aiguillage géant dans la zone humide du Ciron, coupant cette rivière de trois viaducs et massacrant près de 30 de ses affluents. Or cette rivière et ses ruisseaux sont à l’origine de la « pourriture noble » des raisins de Sauternes et Barsac, grâce à laquelle 170 vignerons de cette appellation peuvent élever et produire des vins liquoreux uniques au monde, dont le célébrissime Château d’Yquem.

 


 

Un joujou français

La Cour des Comptes a dénoncé maintes fois, et encore mi-octobre dernier, les dérives du tout-TGV dont le modèle n’est plus tenable dans les années à venir, mais la SNCF et sa société sœur, Réseau Ferré de France (RFF) poursuivent leur travail de sape. En attendant, la rentabilité du TGV dégringole, les billets coûtent de plus en plus cher, l’exportation est égale à zéro et la masse salariale de la SNCF a fortement augmenté ces dix dernières années alors que les effectifs ont baissé de 14 %.

Enfin, la dette du groupe SNCF-RFF est colossale, de l’ordre de 45 milliards € et même Gilles Savary, le député PS de Langon, de longue date un spécialiste des transports publics, trouve qu’on dépasse les bornes : « Actuellement, RFF consacre déjà 1,5 milliard € en frais financiers (plus de 20 % de son budget) aux dépens des urgences de rénovation d’un réseau historique trop longtemps délaissé et devenu notoirement obsolète« , écrit-il dans une note du 20.11.14 déposée au bureau de l’enquête d’utilité publique. Savary va encore plus loin dans ses critiques : « Faute d’exporter le prestigieux et coûteux haut de gamme grande vitesse d’Alstom, ajoute-t-il, on l’impose au système ferroviaire français en lui infligeant une dette et des déséquilibres d’exploitation insoutenables… Les lignes à grande vitesse sont un joujou français qui ne fonctionne qu’en dégradant les comptes de la SNCF et en endettant RFF. »

Inutilité publique

Il faut reconnaître que les spécialistes n’ont pas tort : ces grands travaux Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax vont, comme d’habitude, avoir un coût plus élevé que les 9,5 milliards € prévus, les dépassements dans le rail étant systématiques. Et pourtant il y aurait une autre solution plus simple et beaucoup moins chère : se contenter de rénover les deux lignes régionales existantes : le différentiel de temps de parcours avec l’hypothèse TGV ne serait plus alors que d’une demi-heure sur Toulouse et d’une seule petite minute sur Dax ! Bernard Fath, le maire PS de Léognan, capitale des crus classés de Pessac-Léognan — parmi lesquels le très grand Château Haut-Brion —, une région qui serait également impactée par cette LGV, parle, lui, carrément, d’un « projet d’inutilité publique ».

Dans le Sauternais, la levée de boucliers est totale. Dans un communiqué du 3.12, on peut lire : « En saccageant la vallée du Ciron et de ses affluents, on va trouer la forêt-galerie qui protège ces rivières du soleil, donc de la chaleur. Et c’est justement la fraîcheur de ces eaux ainsi conservée qui crée, en arrivant sur les terres chaudes du Sauternais, le phénomène de condensation et les fameux brouillards qui génèrent la pourriture noble. » Sans compter la disparition d’une hêtraie ripisylve (hêtres de bord de rivière) vieille de 40 000 ans qui a résisté aux réchauffements après les grandes glaciations grâce au microclimat de cette zone, auquel elle participe en retour.

Pourquoi prendre ce risque ?

Bérénice Lurton, du Château Climens, qui a présidé pendant cinq ans le Conseil des crus classés de Sauternes et Barsac classés en 1855, est très inquiète : « Nous voulons conserver notre écosystème en l’état. C’est grâce à lui que nous pouvons élever nos vins qui sont uniques dans un terroir ancestral. Nous sommes par nature des écologistes, mais des écologistes responsables, car chefs d’entreprise faisant commerce sur tous les continents. Or la tranchée sauvage, poursuit-elle, qu’on veut nous imposer dans notre région, particulièrement précieuse et fragile, et la destruction de notre microclimat, représentent un tel risque qu’on pourrait envisager à terme la disparition corps et biens de ce vignoble que nos ancêtres ont mis des siècles à pérenniser. Nous ne sommes pas ici dans une banlieue inhabitée de Bordeaux et nos vignes ne sont pas délocalisables. Ce sont des jardins délicats et périssables. Pourquoi prendre le risque de les détruire ? »

C’est bien, effectivement, la question posée : dépenser des milliards que nous n’avons pas pour gagner quelques minutes entre deux villes en saccageant l’écosystème qui fait partie du grand patrimoine français, cela en vaut-il la peine ?

Jean Nouailhac