DANIEL J. BERGER
Don pour seigneur, don pour générosité, Daniel pour Humair.
Au milieu des tragédies et de la médiocrité ambiantes peuvent surgir des miracles au quotidien : j’en ai vu un ce matin-même, de mes yeux vu et de mes oreilles entendu, le quartette de Daniel Humair réaliser une performance exceptionnelle sur le film muet Blancanieves projeté spécialement au cinéma Balzac : une improvisation directement à l’image, sans avoir vu le film au préalable (*).
Ce n’est pas tout.
Le public (salle comble, 390 places, 50 € l’entrée !) était accueilli par Pierre Gagnaire, venu en voisin — il officie en face au 6 rue Balzac —, son cuisinier et son pâtissier, avec un verre de Cerdon du Bugey rosé pétillant et un panier-brunch : sandwich lie de vin, brioche à l’encre de seiche, sarasson, succulents desserts variés … (**) Gagnaire (à gauche) et Humair (à droite), des amis de trente ans : le cuisinier dit du musicien qu’il est un goûteur… gourmand.
Le Balzac, dernière salle « Art et Essai » des Champs-Elysées (avec le Lincoln), est animée par le tonique et inventif Jean-Jacques Schpoliansky (ci-contre à gauche).
Sa programmation ingénieuse — la preuve avec cet intermède, qui s’inscrit dans un rituel dominical « cinéma et musique » —, sait y attirer en permanence un public nombreux et varié, seule défense efficace contre les ogres de l’immobilier en embuscade depuis plus de 10 ans pour construire un immeuble à la place du cinéma.
Biancanieves est un film de l’Espagnol Pablo Berger, noir & blanc et muet
(à g., Macarena García ***) dont les rares dialogues apparaissent en intertitres. « Inspirado en la historia narrada por los hermanos Grimm, » le drame est transposé en Andalousie dans les années 1920 : Blanche Neige en torera et les sept nains dans l’arène. Berger le préparait depuis huit ans sans avoir vu venir The Artist sorti plus d’un an avant. Supposant que le succès planétaire du film muet de Michel Hazanavicius inciterait le public à se mettre au cinéma rétro, il ne s’est pas démonté, au contraire. Mais Blancanieves n’a pas trouvé un large public dans les vingt cinq pays qui l’ont distribué, ni même en Espagne où il est pourtant nommé 18 fois aux Goyas. Déjà sorti en DVD, il concourt aux Césars dans quelques semaines.
Pablo Berger ne cache pas ses influences en matière de cinéma muet, celle de Tod Browning (nains et monstres de Freaks) ou du Stroheim de Greed (pour la photo contrastée), revendiquant sa dévotion envers les films d’Abel Gance, de Marcel L’Herbier, de Carl Dreyer notamment, privilégiant lui-même les regards charbonneux, les grimaces et faciès doloristes, les poses outrées jusqu’au grotesque, et les maquillages substantiels — mèches (Carmen), rouflaquettes et moustaches créatives (les impresarii).
Dans Blancanieves la tauromachie est érotique et sanglante, le récit cavale de coups de théâtre en rebondissements, le tempo narratif halète.
Ce tempo, Daniel Humair et son quartette — Vincent Peirani à l’accordéon (1er à gauche ci-dessous), Emile Parisien aux saxophones (lunettes), Jérôme Regard à la contrebasse (3ème à partir de la gauche) — n’y ont pas collé servilement, contrairement à la B. O. d’Alfonso Villalonga, explicative et ininterrompue.
Le miracle annoncé plus haut provient de leur intuition, de leur intelligence des séquences et des scènes qu’ils devancent, côtoient, ou laissent partir pour mieux les rattraper.
Et de la distance qu’ils conjuguent vis-à-vis du récit, blues plutôt que sevillana par exemple. Ils s’écoutent et s’entendent, en regardant le film ils l’inventent, créant des mélodies ou citant les leurs, solistes à l’expression singulière, et groupe noué à l’expression collective.
Durant les 105 minutes du film, je n’ai pas entendu d’hésitation comme on aurait pu s’y attendre, mais de l’anticipation; pas de redondance mais du contraste; pas de déclaratif mais de la connivence. Tel cri du saxophone pour alerter du danger; tel souffle imperceptible de l’accordéon pour apaiser après le drame; telle cadence de la contrebasse pour frayer un chemin incertain; un roulement à hauteur d’oreille pour soutenir la mort de Carmen quittant l’arène; le silence sur un visage, simplement parce qu’il s’impose.
C’était le don de Don Daniel, si élevé et tourné vers les autres.
Souhaitons au prochain Musica Vini un tel moment miraculeux de savoir être.
(*) Sauf Daniel Humair lui-même.
(**) BRUNCH PIERRE GAGNAIRE / Michel Nave et Sébastien Vauxion, cuisine et pâtisserie.
Sandwich lie de vin : jambon cru de l’Ardèche de M. Guèze / jambon blanc de Paris / Beaufort d’alpage.
Brioche à l’encre de seiche : mayonnaise au raifort / œuf mimosa et concombre / frisée.
Sarasson : algues et topinambours, saumon fumé, radis noir.
Panna-cotta café / Kalua / Bailey’s / griottes. Sankara café au chocolat Cuba. Biscuit au citron.
Marmelade pamplemousse / orange / poire / pomme verte / clémentine.
(***) dans le rôle de Carmen. Son nom complet est Macarena García de la Camacha Gutiérrez-Ambrossi.