D’après RICHARD F. KUISEL — THE HUFFINGTON POST — 05.08.13 06h00

En 1949, sur fond de guerre froide et de difficultés économiques en Europe, les États-Unis lançaient un défi aux traditions françaises : la Coca-Cola Company, symbole de l’ « impérialisme américain », orchestrait une entrée dans l’Hexagone.
Une affaire
Coca-Cola éclata comme une tempête, subite, bruyante, chargée d’électricité mais rapidement dissipée, illustrant deux phénomènes : l’intensification de la guerre froide, et la résistance à l’ « Americanization. »
Retour sur cette polémique.

L’essence du capitalisme

De tous les produits, le Coca-Cola est sans doute celui qu’on identifie le plus parfaitement à l’Amérique. Inventée à Atlanta dans les années 1880, non alcoolisée et quasiment médicamenteuse, cette boisson était présentée comme rafraîchissante. Dès son apparition, elle fut associée à la société de consommation, au capitalisme et à la publicité de masse : enseignes, camions de livraison spéciaux, publicités telles que calendriers et lampes portant le logo sur l’abat-jour, annonces-radio, et slogans comme « La pause qui rafraîchit » .

L’histoire de la compagnie illustre les vertus de la libre entreprise. Ses fondateurs devinrent riches, célèbres et puissants. Ses responsables au plus haut niveau se flattaient d’avoir pour amis des présidents des États-Unis. D’après Robert Woodruff, qui resta longtemps à sa tête, on trouvait au fond de chaque bouteille de Coca-Cola « l’essence du capitalisme. »

Jusqu’aux années 1920 cependant, l’entreprise limita l’essentiel de ses ventes à l’Amérique du Nord. C’est seulement à partir de cette période qu’elle commença à se développer à l’étranger. Fondée en 1930, la Coca-Cola Export Corporation prit en main la commercialisation outre-mer et opéra bientôt dans 28 pays.

PARIS, ASSEMBLÉE NATIONALE, 28.02.1950.
Un député (PCF, 167 députés) : « Monsieur le ministre, sur les grands boulevards de Paris, on vend une boisson qui s’appelle Coca-Cola. »
Le Ministre de la Santé (Pierre Schneiter, MRP, 173 députés) : « Je le sais. »
Député : « Ce qui est grave, c’est que vous le sachiez et que vous ne fassiez rien. »
Ministre : « Je n’ai actuellement aucun texte pour agir. »
Député : « Cette question n’est pas simplement économique, ni même simplement sanitaire, elle est aussi politique. Il faut donc savoir si, pour une  question politique, vous allez permettre qu’on empoisonne les Françaises et les Français. »
Ce jour, le vote de l’Assemblée Nationale donne autorité au gouvernement d’interdire le Coca-Cola s’il s’avère que cette boisson est nocive.

Une des premières multinationales

La Coca-Cola Export Corporation utilisait un système de franchise permettant aux ressortissants étrangers de détenir et gérer des filiales pour la mise en bouteilles. Lorsqu’ils signaient un contrat d’embouteilleurs, les associés locaux fournissaient capitaux, matières premières et personnel, c-à-d presque tout à l’exception du sirop.

La société mère aidait au démarrage du nouveau franchisé, supervisait la qualité du produit et la publicité, et les non-Américains géraient la franchise et percevaient le plus gros des profits. Ce système ingénieux limitait à un minimum la participation de la compagnie d’Atlanta et facilitait l’expansion rapide du produit.

La Coca-Cola Company devint une des premières multinationales, comme Singer ou Ford. La marque n’avait pourtant fait en Europe qu’un démarrage modeste. De petites opérations étaient menées en Angleterre, Norvège, Belgique et France.

Quant à l’Allemagne, la boisson s’y vendit bien, même sous le IIIème Reich, presque 5 millions de caisses du breuvage sirupeux furent consommées en 1939.

La Seconde Guerre mondiale fut une belle occasion de développement. Woodruff définit en ces termes la politique de sa société: « nous veillerons à ce que tout homme en uniforme puisse se procurer une bouteille de Coca-Cola pour 5 cents où qu’il se trouve. » Des employés de la compagnie furent désignés « observateurs techniques » auprès des militaires, avec mission de veiller à ce que les nouvelles usines de mise en bouteilles soient implantées près des lignes du front.

Pour certains GI’s, la boisson s’identifia aux buts de guerre américains. Un soldat écrivait à sa famille : « Je suis dans ce foutu merdier pour aider à garder l’habitude de boire du Coke, tout comme pour aider à préserver mille autres avantages dont notre pays gratifie ses citoyens. »

L’expansion du Coca résultat de la guerre

À l’issue de la guerre, deux tiers des vétérans buvaient du Coca-Cola et 64 usines de mise en bouteilles avaient été expédiées à l’étranger, au frais du gouvernement pour la plupart.

A la fin des années 1940, la marque se répandit rapidement sur le continent. Les mises en bouteilles commencèrent en Hollande, Belgique et au Luxembourg en 1947; vinrent ensuite la Suisse et l’Italie; la France suivit en 1949.

Les jeux Olympiques d’Helsinki en 1952 furent une belle occasion de promouvoir la boisson : des vendeurs débrouillards s’arrangèrent pour obtenir des photographies d’athlètes russes en train de déguster le Coke capitaliste.

Le directeur de Coca-Cola Export Corporation était alors James Farley, ancien conseiller du président Roosevelt et homme politique de premier plan. Il utilisa ses contacts pour faire avancer ses affaires à l’étranger. En 1950, cet anticommuniste militant interpella rudement ses compatriotes : « Le temps est venu pour les Américains de relever le défi des pratiques agressives, perfides et impies du communisme totalitaire. » Coca-Cola était tout près d’être mêlé à la politique de la guerre froide.

L’arrivée de Coca-Cola dans l’Europe d’après-guerre fit éclater la polémique. Dans la plupart des pays, les intérêts liés aux boissons locales tentèrent de bloquer son entrée. En Belgique et en Suisse, on lui fit un procès sous prétexte que la dose de caféine qu’il contenait était dangereuse. Au Danemark, les brasseurs s’arrangèrent pour la faire interdire temporairement.

Richard F. Kuisel est historien, enseignant à l’université Georgetown, spécialiste de l’histoire culturelle et de la France. Il a notamment publié The French Way: How France Embraced and Rejected American Values and Power, 2011; Seducing the French: The Dilemma of Americanization, 1993; Capitalism and the State in Modern France, 1981; Ernest Mercier: French Technocrat, 1967.
Cet article du Huffington Post a précédemment été publié dans le magazine L’Histoire.