DANIEL J. BERGER

On l’avait oublié, le vin du pays charentais est plus ancien que le cognac qui a rendu la région mondialement célèbre. Oublié ou ignoré ? Le vignoble des Charentes s’étend d’Angoulême au bord de Gironde au nord de Blaye, jusqu’à La Rochelle, l’Ile d’Oléron et l’Ile de Ré, 1 500 ha éparpillés dans un océan de vignes 50 fois plus étendu sur 75 000 ha, dédié entièrement au cognac.

Sortir de l’anonymat qui les occulte encore, leur attacher une vraie identité — entre « bouquet de pays » et « 600 vignerons, une signature » —, se faire déguster et désirer, tels sont les objectifs fixés aux vins du pays charentais par leur syndicat. Il avait invité quelques journalistes à venir découvrir son vignoble polymorphe, réparti sur le 16 (Charente) et le 17 (Charente Maritime). J’ai répondu à l’appel.

« Nous venons d’une culture de vins à 10° produits pour être distillé pour le cognac, avec des rendements élevés de 120 hl/ha en monocépage, l’ugni blanc à grosses grappes planté en faible densité à 3 000 pieds/ha. Il y a une trentaine d’années c’était la crise du cognac, on croyait courir à la catastrophe, il fallait évoluer vers le vin de bouche, mais on n’en savait pas grand chose. Le vin ici c’est encore relativement nouveau.« 

L’homme qui parle, Robert Häuselmann (ci-dessous à gauche), sait de quoi il retourne, lui qui en 1980 a créé ex nihilo le Comité des vins de pays charentais aujourd’hui qualifiés IGP (Indication Géographique Protégée) — exploitant en famille le Domaine de la Chauvillière. Son merlot fruité agace les gencives comme il faut, on dirait du gamay.

Histoire express : comme un peu partout en France au Moyen-Âge, on trouve trace de vin en Saintongeais dès le XIIème siècle. Une fois expédié, la région est bien située pour cela, il voyage mal. On a fini petit à petit par savoir le conditionner lorsqu’au XVIIème les Hollandais amateurs de brandewijn (vin brûlé, d’où Brandy) incitent les Charentais à distiller leur vin, le cognac a trouvé sa voie, le vin est passé au second rang.

Nous sommes à la Coopérative Charente Alliance à St Sulpice (de Royan) dont la production est commercialisée en « Caves de Didonne » : deux blancs sont servis, un chardonnay à 2,99 €, un sauvignon à 3 € (ci-dessous), et un rosé, à 3 €, tous prix ttc. Sur les zones de vin « de bouche », la proportion d’ugni blanc a été limitée en 2005 à moins de 50% au profit d’autres cépages plus qualitatifs — chardonnay, sauvignon, colombard en blanc, et en rosé et rouge, cabernet franc, cabernet-sauvignon, merlot, parfois pinot noir, et gamay en perte de vitesse.

 

 

 

 

 

 

 

Le vignoble charentais s’étend sur 1 500 ha,  entre Jura (2 000 ha) et Pouilly-sur-Loire (1 250), produisant 90 000 hl, soit environ 12 millions de bouteilles. Les viticulteurs se sont fait une religion qu’énonce Thierry Jullion (ci-dessus à droite) qui va nous cornaquer pendant ces deux journées, responsable de la promotion au syndicat des vins de pays charentais, producteur lui-même au  Domaine de Montizeau — il a réussi un rosé charentais « de provence » tout à fait malin (ci-dessus) : « pour se prémunir contre les effets de yoyo d’une vendange à l’autre, mieux vaut avoir « trois œufs dans le même panier,  » 1/3 cognac, 1/3 pineau (des Charentes) et 1/3 vin. »

Sacro-saint cognac

Ah le cognac… ils lui doivent tout. C’est grâce aux revenus fournis par les marques qu’a pu se fonder la diversification vers les vins de pays. Et en même temps, son poids est bien lourd : quand il ne s’est plus vendu, on a perdu espoir, il a bien fallu s’en sortir, en créant du vrai vin à valeur ajoutée. Mais depuis maintenant plus de 10 ans le cognac marche fort, très fort, on en manque, 95% sont exportés. Et comme les deux dernières vendanges de VdP charentais ont été faibles, avec respectivement 78 500 hl en 2011 et 65 000 en 2012 contre 100 000 en 2010, la tentation est grande de lorgner à nouveau vers la distillation, moins contraignante en travaux vinicoles et finalement plus sûre. L’hiver, quand on est un peu replié sur soi, se vouer à la distillerie peut devenir obsessionnel. Incontournable, le cognac (on dit « eau de vie »).

Les vignerons rencontrés sont passionnés toujours, ingénieux souvent, talentueux la plupart du temps. On s’en rend vite compte en discutant avec eux au déjeuner à La Cabane Buissonnière de pêcheur d’huîtres (fines de claire de la taille d’une main d’homme), celle du naturaliste Bruno Gass, perchée sur pilotis au centre d’anciens marais salants. Nous goûtons le grillon, aussi appelé gratton, les saucisses chaudes, et la cornuelle le tout arrosé de vins de l’île d’Oléron.

 

 

 

 

 

 

Oléron, comme Ré, bénéficient du gulf stream et baignent dans cette douceur atlantique que chérit la vigne. Oléron c’est 174 km2 (30 km de long et 8 de large, 2ème en taille après la Corse), la vigne y pousse depuis neuf siècles (700 ha, 50 viticulteurs-coopérateurs). Sur Ré (85 km2) elle a toujours été une richesse économique (600 ha, 80 viticulteurs regroupés en une seule Coopé, contre 5 auparavant, « un kolkhoze en pays capitaliste » ironise Thierry Jullion), protégée des vents salés par des palissages facilitant les rayons du soleil et assurant la protection sanitaire des raisins (cabernet-sauvignon, cabernet franc, merlot, colombard, sauvignon, chardonnay).

Nous dégustons le vin d’Oléron de la famille Coulon, un colombard frais et vivace aux arômes de fleurs blanches, à la saveur d’embruns presque exotique, qui déclenche en une nano-seconde le réflexe coquillages et crustacés. « Quand le cognac s’est effondré, on a beaucoup arraché sur l’île, 2 000 ha de vignes il y a 30 ans, 700 à ce jour. Pas de regrets, le vin marche très bien, je vends tout. » Il n’est pas le seul. Le rosé fait fureur, celui des vignobles Vincent par exemple, obtenu par fermentation bloquée, doux, si doux. Idem sur Ré, où il est beaucoup plus cher, comme tout le reste sur l’île.

Planter des vignes oui, mais sur des sols à vignes

La formule clamée par Lucien Cazulet (à gauche), le père de Stéphane (à droite), qui reprend le domaine, c’est « planter de la vigne oui, mais sur des sols à vigne. » Il y a déjà plusieurs années, Lucien Cazulet a converti en bio ses 9 ha de vignes à vin. Original en pays charentais, où le rendement est une tradition, la fertilisation une habitude, les traitements un réflexe. Mais ici en haute Saintonge, à St Bonnet-sur-Gironde, on est près de l’estuaire, l’atmosphère est plus douce, il fait 2° de plus qu’à l’intérieur des terres, autant en profiter. La sélection massale (1) est pratiquée sur des pieds sélectionnés, elle apporte de la diversité, de la complexité. Certaines parcelles d’ugni blanc, destinées toutes à Hennessy, sont aussi en bio, on parle de « cognac bio ». Cazulet père a été observé, on lui prête toujours l’oreille, il est respecté.

 

 

 

 

 

 

En revenant de leurs vignes à peine éveillées par l’un des premiers soleils d’avril (ci-dessous), la dégustation au chai de leur « sauvignon blanc » 2011 (à 85% sauvignon, 15% sémillon) sorti de barrique nous offre un sec, presque acide, dénué de sucrosité (9,70 € en direct). Le 2012 est plus suave, onctueux, volumineux (10 €), l’un des blancs les plus chers de notre voyage-dégustation. Les Cazulet y croient, ils ont raison, du bio dans toute sa vérité c’est sérieux. Puis le rosé 2011, fruité (figue), à 5,60 €. Enfin le rouge 2009 (90% M, 10% C-S) bien évolué, minéral, des fruits noirs, élégant, digeste (6,90 €).

 

 

 

 

 

 

Le principe des trois tiers est-il optimal ?

À Chaniers (17610), au Clos de Naucrevant, ils sont vignerons et bouilleurs de crus. Leur projet profes-
sionnel a été de faire de la qualité IGP et de vendre en direct. Le couple Quéré-Jelineau concrétise bien
le trois fois 1/3 énoncé par Thierry Jullion : ils font du pineau, ils font du cognac, ils font du vin —
30 000 bouteilles sur 5 ha en rouge (gamay, M, CF et C-S) et 3 ha en blanc (colombard, sauvignon gris, chardonnay).

On peut se demander là si ce principe de répartition des forces ne risque pas d’atténuer la qualité qu’ils ambitionnent : est-il possible de réussir chacun des trois tiers ?

On goûte un sauvignon 2011 et un chardonnay 2009 passables. Puis un rouge léger et fruité titrant 12,5°, et un C-S 100% un peu plus charpenté, rincés par leur jus de raisin sans alcool légèrement frisant.

 

 

 

 

 

 

 

Il y en a un que cette proportion n’inquiète guère, c’est Gyl Richard.

Le soir à La Mélangerie « restaurant, bar, scène, galerie » (ci-dessus milieu) dans le village perché purement saintongeais et isolé de Sauvant, qui mérite le détour, surtout si on loge dans l’Hôtel des Francs Garçons restauré avec génie dans une maison en ruines vouée à la démolition (à gauche), Gyl Richard nous sert un beau et pur cabernet franc « planté sur des parcelles bien exposées, » habilement extrait, à mon goût le meilleur rouge de la journée, en tout cas le moins cher (4-5 €).

Gyl Richard a cherché, essayé, réessayé, « j’ai tâtonné deux ou trois ans, » et aujourd’hui sait faire du vin, comme tout producteur de cognac qui le veut et sait s’y prendre.

À SUIVRE…

(1) La sélection « massale » résulte du choix d’un greffon de pied, qui permet de conserver la qualité des vieilles vignes (au contraire de la sélection « clonale » où les plants de vigne rigoureusement identiques sont obtenus à partir d’un plant unique par multiplication d’un seul pied).