DANIEL J. BERGER

Il y a dans Saint-Emilion même, à moins de 50 mètres des murs d’enceinte, au 4 de la rue qui porte son nom, un Grand Cru Classé ignoré, Château Guadet. Il est devenu en février un lauréat inattendu du concours du Grand Jury Européen, qui l’a classé devant Haut-Bailly, à la suite de Haut-Brion, Pape Clément ou Smith Haut Lafitte...

Château Guadet cultive en bio, vinifie en bio, mène tout simplement sa vie en bio, sans éprouver le besoin de se voir « certifié » par les organismes habilités. ll n’est pas le seul, loin de là, bien des vignobles un peu partout respectent la discipline du bio dans le silence. La percée de la viticulture biologique s’est faite dans les années 90 et 2000 et aujourd’hui ses caractéristiques — abandon des produits chimiques de synthèse, herbicides, pesticides et fongicides; travail permanent de la vigne et de la terre; vendanges à maturité optimum; levures naturelles; recherche d’expression du terroir, entre autres — sont devenues « normales ».

Vincent Lignac (à gauche sur la photo), fils du propriétaire Guy-Petrus Lignac (2ème prénom donné par la grand-tante en souvenir de son époux, créateur du vignoble cultissime), est l’œnologue de la famille. Revenu d’un tour du monde initiatique dans le Nouveau Monde, il épouse les vues de son père (à droite) — ex-cadre de l’industrie pharmaceutique averti de la toxicité des produits phyto-
sanitaires, et ancien compagnon écologue des Paul-Emile Victor, Leprince Ringuet, Haroun Tazieff : son objectif est de laisser à ses héritiers une terre aussi saine et belle que lui ont laissée l’ancêtre Elie Guadet (député girondin guillotiné par la Convention en 1794) dont l’effigie orne l’étiquette.

C’est dans quatre cuves séparées de 70 hectolitres chacune, situées dans le chai sous leur demeure en ville, qu’on visite en entrant par leur jardin, qu’ils vinifient leurs quatre parcelles (3 ha en merlot, 1 en cabernet-sauvignon), soit 5,5 ha sur le plateau calcaire de St-Émilion, à proximité de Clos Fourtet.

 

 

 

 

 

De g à d, le vignoble à l’intérieur du village de Saint-Emilion; la demeure Lignac au 4 rue Guadet; et leur jardin de curé donnant accès au chai et au cuvier.

Dans leurs vignes, ils ont installé des ruches, des nichoirs et planté des haies bocagères pour attirer la faune et les petits oiseaux tant désirés.

 

Les mésanges sont revenues nicher dans les vignes. À droite tri grain par grain à la vendange.

 

Lignac père et fils ont eu la bonne idée (soufflée par le chevalier du bio Pierre Guigui) d’inviter 7 ou 8 bloggers à Paris pour leur présenter Guadet (c’est moins cher que la pub et bien plus sympa).
Ils nous ont accueillis avec un Château Guadet 1962, encore appelé « Guadet-St Julien » à l’époque, du nom de la meilleure parcelle, délicieux de fraîcheur et de jeunesse.
A suivi au au déjeuner un 2001 qui semblait un peu moins jeune curieusement mais bien sous tous rapports, idéal pour un repas un peu huppé (*). Puis un 2003 parfaitement en forme — année de canicule on se sou- vient, qui a bousillé pas mal de vins, desséchés, stressés, dégonflés aussi-
tôt mis en bouteilles même s’ils apparaissaient agréables tout de suite — beaucoup de fruité, de précision et de fondu, ce cru d’année chaude a profité de la fraîcheur du calcaire, qui affleure sous à peine 30 cm de terre (**).
Un 2008 assez végétal, aux tannins encore gour-
mands et d’une bonne longueur, manquant un peu de générosité.
Enfin un beau 2010, sans doute encore (trop) jeune, « très concentré dans un registre dynamique, juste rehaussé d’un boisé fin et élégant » selon la notice de dégustation de la maison. Et distingué.

Car ce vin de Guadet l’est en général, distingué, plus fluide que certains de ses confrères bodybuildés ou trop extraits — exagérant la recherche de maturité et de matière, allant parfois jusqu’à enlever un peu d’eau par osmose inverse. Un Saint-Emilion « à l’ancienne ».

Mais au fait, ça veut dire quoi exactement « à l’ancienne »? Les viticulteurs devenus chercheurs du passé emploient les mêmes expressions — « la tradition », « comme faisait le grand père », etc., « on recherche la pureté », l' »authenticité », le »naturel » — ce qui ne veut rien dire non plus, il n’y a rien de moins naturel que le vin, comme le parfum. On devrait dire illusion de naturel, naturel augmenté, mise en scène du naturel. Et on ne peut plus vinifier comme il y a deux ou trois générations en arrière, les conditions de fermentation, les contenants, les produits d’appoint ont changé, et surtout notre goût, notre besoin de goût qui pour rester « le même qu’avant » doit tant changer.

Distinction donc. Relire Bourdieu, qui parle d’ailleurs peu de vin (***). Distinction à 33 €/b quand même. Noter que les Lignac font un 2ème vin à 12 €/b, qu’ils appellent « Jardin-de-Guadet ». Jardin, le mot est juste, ils travaillent comme des jardiniers, soignant chaque parcelle, cueillant chacune au fur et à mesure de la maturité des raisins, isolant les jus dans des fûts distincts et attendant pour les assembler le moment propice, et aussi les recommandations de l’œnologue star Stéphane Derenoncourt, et son équipe qui suit l’affaire de près.

Nous avons passé un beau moment de Saint-Émilion, qui n’est pas mon bordeaux top of mind, préférant généralement le Médoc et les Graves — Bordeaux, univers en soi dont on peut se suffire, réflexion que nous nous faisons en rentrant de nos voyages-dégustations sur la planète.

Château Guadet, un Saint-Émilion Grand Cru de classe, à boire à l’ancienne, après 4 ou 5 ans au moins, et cette fois l’expression est justifiée.

 

(*) Celui auquel nous étions conviés la semaine dernière chez Taillevent état composé d’un pressé de pigeon au foie gras de canard, d’un filet d’agneau rôti, et d’une arlette aux fromages avec sorbet fromage blanc.
(**) Sur le millésime 2003, lire l’article pondéré de Eric Asimov dans le New York Times du 10 janvier 2007. Sur le 2012, on peut regarder la vidéo de Château Boutisse (groupe familial Milhade).
(***) « Sans être « un œnologue qui distingue les années » , Michel est « assez expert en vin » ; son beau-père qui a un chai, des caves, les a peu à peu initiés (lui et sa femme Isabelle, nde); lorsqu’ils vont chez lui, « ils boivent des Margot (sic) 1926, des trucs fabuleux qu’on ne boit pas au restaurant (…). Dans mon milieu par exemple, c’est moi qui choisis le vin au restaurant, je n’ai pas l’air piteux, un Cahors, je sais que cela n’aura pas le même goût qu’un Saint-Estèphe, un Saint-Émilion (…); personne ne sait choisir le vin généralement, si jamais tu sais un petit peu, tu as l’air d’un homme qui sait vivre « . Chez eux, ils ont quelques magnums de Veuve Clicquot 1962 qu’ils ont achetés:  » des choses de qualité, on en boit deux ou trois fois par mois et puis il y a les cadeaux de fin d’année  » (…). Ils achètent du vin « en Bordelais à quinze ou dix-huit francs la bouteille qui vaut quarante francs, un très bon vin ». »
Pierre Bourdieu, La Distinction, p. 343, in Portrait d’un « Jeune cadre qui sait vivre ». Éditions de Minuit, 1979.