DANIEL J. BERGER

Un peu confesseur, un peu psychothérapeute, il écoute, comprend, prescrit. C’est le caviste. On a besoin de lui : comme filtre entre les multiples offres du web, les pseudo promotions, les primeurs qu’on regrette plus tard, et le vignoble toujours en mutation. Comme informateur, car il connaît les vignerons. Comme conseil sur le rapport prix / qualité-plaisir. Et comme compagnon avec qui discuter.
Mmmm… ton vin! vous entraîne dans une série de portraits de cavistes à Paris et en Ile de France et, 
au hasard de nos voyages-dégustations, de régions d’Europe et d’ailleurs.
Deuxième halte:
De Vinis Illustribus dans le 5ème arrondissement de Paris, chez Lionel Michelin, qui a transformé en cave hype une vieille.

« Oui, le caviste remplit toutes ces fonctions à la fois. Surtout celle d’échange: certains de mes clients ne viennent pas d’abord pour acheter, mais pour passer un moment à discuter, se raconter. Et j’ai toujours du temps pour les écouter », déclare Lionel Michelin, propriétaire-fondateur de De Vinis Illustribus qui va avoir vingt ans.

C’est l’un des rares antiquaires de vins, mot qu’il tolère à défaut. Selon Daniel Pennac — l’antiquaire est un pilleur d’âmes. Michelin est tout le contraire: il refait la vie de bouteilles âgées et leur offre un destin inespéré.

Il a installé De Vinis Illustribus (photo de gauche) il y a bientôt une décennie, sur les vestiges de la boutique de la Montagne Sainte Geneviève, celle de Jean-Baptiste Besse (photo de droite)héros étrange du commerce des vins de style, bien oublié : il y a 17 ans ce solitaire nous a quittés sans laisser d’archives ou publier de livre de mémoires comme l’autre Jean-Baptiste, Chaudet, son collègue pionnier de la rue Geoffroy Saint-Hilaire, dont la boutique, elle, est à jamais disparue (1).

Si lui se voit pas antiquaire alors comme qualifier Lionel Michelin (ci-contre) ?
Amateur ou connaisseur ?
Les deux, et depuis 40 ans.
Collectionneur ?
Pas vraiment, car il ne garde pas ses flacons pour lui, il les vend.
Expert ?
Oui, officieux, les cotations via Internet n’ayant guère ralenti le nombre des demandes qu’il reçoit de restaurateurs à la recherche d’un avis sur le prix de tel ou tel vénérable flacon.
Fouineur ?
Ça oui, avec l’esprit de curiosité et la persévérance un peu obsessionnelle des vrais passionnés, qui éprouvent plus de plaisir à découvrir qu’à vendre. Il est 40 jours/an parti sur le terrain.

Ah! les belles caisses

Lionel Michelin s’est passionné pour le vin au début des années 70. Étudiant en droit à Assas, pour se faire de l’argent de poche il livrait des caisses chez Paul Corcellet — épicerie fine rue des Petits Champs (2). Il revoit les brumes matinales des entrepôts de Bercy eux aussi disparus, où il allait les chercher : « les chais de Bercy étaient la plaque tournante, une cité en soi, avec cette odeur permanente de tonneaux (ci-dessous, années 1950). C’est à Bercy que j’ai appris l’univers du vin. »

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« Puis je me suis mis à fréquenter les enchères à Drouot et j’ai commencé à acheter, il n’y avait pas de prix de réserve (plancher). Ma première bouteille acquise pour 17 francs je m’en souviens, était un Saint-Emilion Grand Cru, un
Pontet-Clauzure 1964. (3)

On était en 1972-73, il y avait peu de véritables connaisseurs, pas de cotations ni de guides, encore moins de mouvements d’opinion à l’égard des vins ni de tendances, et c’était la crise à Bordeaux. » (4) Il intègre alors le le C. R. U. S. (pour « Confrérie pour la Renaissance des Usages Séculaires »), un club de dégustation du Perreux qui l’intronise avec un Chambertin 1811 « que Napoléon aurait pu boire. » En dégustant, il éprouve aujourd’hui ce même plaisir « purement physiologique » qu’à l’époque de ses débuts « la verticalité, la longueur, la complexité… et c’est un plaisir renouvelable. » La preuve.

À 25 ans il a « appris à conduire » sur des châteaux d’Yquem 1928, Mouton Rothschild 1929, La Tâche 1923… « Si vous apprenez sur une Ferrari 458, vous aurez une relation à la conduite toute différente d’avec une Renault Clio. C’est pareil pour le vin, j’ai appris avec le Yquem 1928, que j’aimais follement et que j’achetais, ça m’a donné de l’assurance. » Comme par hasard, sa seconde passion, antérieure à celle du vin, est la conduite automobile, les belles caisses toujours.

Et la cave qu’il a constituée se monte à déjà plusieurs milliers de bouteilles, qu’il revend, pour en acheter d’autres, etc. etc. Au plan professionnel, il est entré dans une filiale de France Telecom qui commercialise un produit précurseur du téléphone mobile, et en demeure le premier vendeur pendant 18 ans (d’objectifs atteints). En 1994, le temps est venu de tourner la page des pagers.

À 45 ans il va pouvoir se donner entièrement à sa passion, pensant d’abord acheter un vignoble à plusieurs, pour finalement ouvrir avec sa femme Dominique une boutique de vins d’exception, sans vitrine, au 2 rue des Lyonnais dans le 5ème arrondissement parisien. En latiniste astucieux qui n’a pas oublié son Virgile, il la nomme De Vinis Illustribus.

Après l’héritage, la succession

« Le vin c’est de l’histoire, oui. Mais le vin est fait pour être bu » insiste Michelin en souriant. Comprendre : il reste encore bien des trésors dans les caves françaises, on trouve beaucoup de beaux vins d’avant hier à boire aujourd’hui et demain, et moi je vous les vends pas seulement parce qu’ils sont vieux mais d’abord parce qu’ils sont bons.

 

 

 

 

 

 

 

À gauche le père Besse en 1992, toujours actif, il a plus de 80 ans. À droite 20 ans après, le nouveau maître des lieux entièrement rénovés.

Les affaires démarrent bien. Lionel Michelin se démène, débusque des lots, voyage, élargit son réseau, fait son trou : « je prolongeais professionnellement ce que j’avais commencé jeune en amateur, trouver de belles bouteilles et les partager. » Il lui faut une devanture, un écrin. Quand Jean-Baptiste Besse décède en 1996, Michelin vient visiter la cave légendaire : lorsqu’il pénètre dans les sous-sols obscurs du sommet de la Montagne Sainte Geneviève, à deux pas de l’ancienne École Polytechnique, il se trouve nez à nez avec un amas de vieilles bouteilles empilées en tas branlants sur les trois niveaux de ces catacombes.

On dit que sur le tard, Besse ne savait plus — ou faisait semblant — sur quelles marches d’escalier ou dans quelles oubliettes étaient couchées ses compagnes, nombreuses et délaissées. Des compagnes souvent âgées : c’est en 1930 qu’il avait commencé son commerce, d’abord épicier, puis marchand de vins.

Dans l’antre du père Besse, Michelin sidéré fait la découverte de très grandes bouteilles abandonnées (ci-dessous en 1994), des Montrose et des Pavie 1947, de plus anciennes encore dont des coteaux du Layon et des champagnes, des plus récentes aussi. Pas d’inventaire, Besse avait tout en tête, il va falloir répertorier, trier, classer : il en décompte 26 000.

 

 

 

 

 

 

Michelin achète tout l’héritage. Il se garde quelques flacons culte, 6 000 trépassées partent à la décharge, et pour le reste il trouve un acheteur américain de Las Vegas, qui accepte le prix sans discuter. La place est libre pour assurer la succession du père Besse en ses lieux. Enfin pas tout à fait. Un copropriétaire pointilleux découvre que la cession inclut par erreur une partie commune. La procédure va durer cinq ans et l’ouverture du nouveau De Vinis Illustribus n’aura finalement lieu qu’en 2004. Toute trace visible du capharnaüm historique a disparu, les lieux ont été superbement restaurés.

 


 

 

 

 

 

 

 

Le stock de De Vinis Illustribus, environ 5 000 bouteilles, se renouvelle à quasi 100% chaque année.

L’histoire continue, la passion aussi

La garantie de qualité des bouteilles repose sur l’expertise de Michelin « et, c’est un principe, un client peut toujours revenir avec sa bouteille si elle est douteuse… mais cela arrive une fois sur 1000. » Lorsque lui-même achète, il s’applique en effet des critères d’expertise précis — niveau dans la bouteille (du « normal » au « bas de l’épaule », gare aux maquillages à l’aide Photoshop sur les catalogues); état de l’étiquette (sèche ou humide); couleur et aspect de la robe (brillante ou terne); dépôt; état de la capsule et du bouchon.

« Il arrive aussi que des particuliers viennent me voir directement, comme ce fils de médecin qui m’a apporté 22 bouteilles d’Yquem 1955 restant de son père, à 600 € ht pièce, et des Suduiraut de la même année. Je discute rarement le prix de bouteilles d’anthologie comme celles-là. Il est revenu ensuite me vendre 6 caisses de Climens 59, des Armagnac 1942 et encore d’autres. »

En plus des intouchables Petrus ou Haut-Brion, Mouton ou Latour dont est si friande sa clientèle — des fidèles, dont certains de l’époque Besse qui parlent encore de lui avec une émotion intacte, étrangers à 80%, essentiellement d’Amérique du nord comme du sud, avec une percée des Russes et des Asiatiques —, Lionel Michelin sait dénicher un vin de votre année de naissance (« mais ce n’est pas parce qu’il est vieux qu’il est grand ») pour un cadeau souvent, c’est l’article qu’on lui demande le plus. Et peut vous proposer un vin très rare que vous croyiez introuvable. Les clients nouveaux viennent la plupart sur recommandation de parents ou d’amis, l’histoire continue, la passion aussi.

Un service en plus

La clientèle à proximité n’est pas oubliée : on trouve une soixantaine de crus entre 12 et 25 €, quelques-uns atteignant 40-50 € — les demandes de référencement de vignerons affluent, le quartier Montagne Sainte Geneviève-Panthéon est attractif.

En plus d’un catalogue époustouflant (téléchargeable) d’environ 600 très belles bouteilles, De Vinis Illustribus propose aussi des services tels que séances d’initiation, repas-dégustations à la carte et autres, dans les catacombes du père Besse si élégamment aménagées aux niveaux — 1 et — 2.

La descente dans les caves de De Vinis Illustribus vaut décidément le coup.

(1) Lire son Marchand de vin, Ed. J. C. Lattès, 1977.
(2) Paul Corcellet ou les épices de la vie, Henry Viard, Éd. Albin Michel, 1986.
(3) On peut trouver actuellement un Pontet-Clauzure 1966 à 80 € sur eBay.
(4) En 1973 un scandale a violemment éclaboussé le milieu du vin à Bordeaux, entraînant la chute de la prestigieuse maison du quai des Chartrons, Cruse (lire l’ouvrage de l’initiateur de la fraude, Pierre Bert, In Vino Veritas, l’affaire des vins de Bordeaux, Ed. Albin Michel, 1975).
À la suite du scandale, des cargaisons entières étaient annulées par les Etats-Unis, principal acheteur de bordeaux à l’époque, et restaient à quai. Certains négociants dont des membres de la famille Dewavrin, rachetaient à moindre prix et revendaient sur Paris dans des entrepôts en banlieue nord. On pouvait y trouver des GCC 1971 et 72 à des prix impensables — de mémoire : 21 F pour un Haut-Bailly (3,2 €), 19 F pour un Beychevelle (2,9 €), 12 F (1,9 €) pour un Château de Malle, 5 F (0,75 €) pour un Grand Poujeaux. On pouvait trouver du Château Margaux 1970, 71 et 73 (époque Ginestet) en caisses bois de 6 entre 80 et 100 F (12-15 €).