DANIEL J. BERGER

En Italie, le vin effervescent metodo classico a commencé à Trente au tout début du XXème siècle grâce au légendaire Giulio Ferrari, créateur de ce spumante dont il voulait la qualité égale à celle du Champagne.
Aujourd’hui, 8 millions de bouteilles de vin effervescent sur les 30 millions produites en Italie viennent de sa chère région montagneuse des Dolomites entre Vérone et le Tyrol, sous l’appellation TRENTODOC.

Le troisième volet du reportage sur les effervescents du nord italien se penche sur l’histoire édifiante de Spumante Ferrari.

Ferrari c’est d’abord une famille, dont le nom n’est pas Ferrari mais Lunelli, celui de l’homme qui a eu l’idée d’acheter son entreprise au fondateur Giulio Ferrari (à g, années 40).
Ferrari est déjà une grande figure au début du XXème siècle, il est l’un des premiers œnologues italiens, formé dès l’âge de 16 ans à Montpellier; ensuite à Geisenheim sur le Rhin, spécialité zymo-
logie (science de la fermentation); enfin à Épernay, considéré comme l' »Athènes du mousseux » par les Italiens.

Revenu à Trento-Autriche, il se fait le précurseur du cépage borgogna zalt (bourgogne jaune), comprenez chardonnay, le seul raisin blanc autorisé en Champagne, celui du blanc de blancs. Ferrari est cohérent : à « méthode champenoise », cépage champenois, et appellation Champagne — on n’en employait alors pas d’autre pour les pétillants de qualité —, « maximum sec » comme le spécifiait son étiquette.
Quand la 1ère guerre mondiale éclate — la région de Trente fait alors partie de l’empire austro-hongrois — Giulio Ferrari, le fils unique d’une famille d’aristocrates devenu irrédentiste à la suite de l’emprisonnement de son père par les Autrichiens, s’enfuit pour échapper à l’enrôlement dans les troupes de l’Empereur et trouve une planque chez un distributeur en Sicile.

À l’époque, l’irrédentisme tridentin et le refus de la domination autrichienne se conjuguent à l’envie passionnée de faire partie de la jeune Italie. Le peintre Giovanni Segantini, natif d’Arco près de Trente fin XIXème, irrédentiste aussi, considéré comme déserteur par les Autrichiens, lui qui voulait tant être italien n’a jamais réussi à être libéré de sa nationalité autrichienne. Et dans la plupart de ses toiles, il peint le passage des Alpes vers le côté tant désiré, le versant italien. Segantini est un un héros ici, on l’aime.

Giovanni Segantini, Les Mauvaises mères, 1894

Trente et Haut-Adige : particularisme et esprit de coopération

Aujourd’hui, presque un siècle après la déprise de l’empire autro-hongrois dans cette partie montagneuse du haut Adige, la marque de la culture autrichienne n’est pas toute à fait effacée, le dialecte tyrolien est toujours utilisé.

Le soir d’un invitation à déguster quelques vins de leurs gammes dans un chalet d’altitude au milieu des vignes par le groupe La-Vis, l’un des dix premiers groupes de vins italien (8 marques, un CA de 100 M€), un chœur d’une quinzaine d’hommes en chemise à carreaux était réuni autour de l’âtre pour chanter des mélodies du Tyrol : « à Bolsano vers le col du Brenner on parle toujours allemand vous savez, c’est une manière d’être différent » dit l’un des vignerons coopérateurs, « ou de rester les mêmes » rétorque un autre.
On trinque avec un effervescent ‘metodo classico », j’allais dire un Champagne, de la gamme Cesarini Sforza, une de leurs marques, le Tridentum (« de Trente »).

Avec la soupe de tapioca aux fèves on boit du blanc, du müller thurgau, l’un des cépages germaniques les plus répandus qui fait merveille en altitude (850 m.) dans la vallée de Cembra, fruité, minéral, frais : « on travaille notre vin dans la tradition allemande. » Ce sont des blancs en majorité, on trouve des riesling, des gewürztraminer; en rouge, le pinot noir est appelé blauburgunder plutôt que pinot nero et le cépage typique a pour nom lagrein (prononcer lagraïne).
Nous goûtons le Ritratti bianco, un harmonieux assemblage de chardonnay et de pinot gris.

Les vignerons poursuivent : « la mentalité coopérative déborde le domaine du vin, elle unifie les esprits à l’intérieur de la région, ça nous aide à mener des projets en commun. On n’a pas de problèmes sociaux dans le coin, les familles ont 5-6 enfants. » Avec les brochettes de porc aux choux, on est passé au Ritratti rosso, assemblage de lagrein et de teroldego, autre cépage autochtone superbe dont je parlerai dans un prochain billet.
Soudain les chanteurs entonnent le « chœur des esclaves » de NabuccoJe chante avec toi liberté ! —, les discussions s’arrêtent, les regards se pivotent, l’émotion monte d’un cran : Verdi fédère la nation italienne un  moment.

Revenons à Giulio Ferrari.

Après la guerre de 14-18, il poursuit l’activité qu’il a fondée en 1902, produisant peu, ne satisfaisant qu’a minima la demande de ses clients, et vendant cher, le double de l’Asti Spumante traditionnel. L’homme est rude, vit seul, sourit peu. Son exigence de qualité est inconciliable avec la production en quantité. Il est respecté et craint.

Au cours des vingt cinq ans qui suivent, Giulio Ferrari va ne rien changer, toujours aussi austère, on n’a presque pas de photos de lui. Mais la qualité de ses rares bouteilles est inégalée, Spumante Ferrari devient peu à peu un mythe.

En 1943, pendant les bombardements alliés sur Trente, le chai du 39 via Belenzani (ci-contre le porche d’entrée à colonnes torsadées, dans cette rue où sont situés trois palais aux façades à fresques et qui mène à la cathédrale San Vigilio (difficilement) identifiable au fond), le chai, enfin… le petit atelier où Giulio Ferrari élabore méticuleusement son spumante magique, bouteille après bouteille, avec une unique machine à embouteiller, est miraculeusement épargné.

Pendant la décennie suivante, il continue à produire peu, à peine 9 000 b/an.
Pas de politique commerciale ni de publicité, un seul employé en fixe. Il persiste à décourager la demande.

Début des années cinquante, Ferrari a plus de 70 ans, sans enfant ni successeur. Et cependant il décline toutes les offres de rachat y compris celle de la future grande société Motta, ou la tentative de reprise par l’irréprochable Institut viticole de San Michele dell’ Adige.

À ce moment l’histoire bascule, et c’est une belle histoire. Il y a à Trente un épicier qui fait de bonnes affaires, Bruno Lunelli (à g. 1930, à d. 1960). Il est le seul à avoir un rayon vin, avec de rares bouteilles de Ferrari. En 1952 il lui offre de le reprendre. Ferrari en demande un prix exorbitant, 30 millions de Lire pour un CA annuel de 700 000. Et pourtant il se fait désirer. Mais Lunelli a ses atouts, acceptant la condition sine qua non exigée par Ferrari d’être maintenu à sa place dans l’entreprise. Giulio Ferrari finit par dire oui.

L’épicier prend un gros risque, il emprunte 15 millions de Lire à la banque, signe des créances pour 15 autres millions et augmente la production à 20 000 bouteilles/an. La banque sera vite remboursée et les créances rapidement éteintes. Bruno Lunelli a cinq enfants, ils vont devenir tous Ferrari, la saga familiale a commencé. Depuis, le succès des fratelli Lunelli ne s’est jamais arrêtée, cela fait 60 ans que ça dure.

Les Lunelli commencent à acquérir des vignobles autour de Trente, dans la vallée de l’Adige et celle de Cembra et à Vallagarina, pour atteindre 300 ha au total. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 1962 la production passe à 60 000 bouteilles, en 1972 elle est à 300 000, à 1 million en 1982, à 3 en 1992, 4,5 en 2000, 5,5 cette année en 2012.

Comme le rappelle l’auteur du livre Cento Vini (1) qui établit un classement des meilleurs crus d’Italie tous genres confondus (classement qui inclut leur Perlé), Ferrari n’est pas le plus ancien d’Italie dans la production de spumanti, mais c’est le premier; il n’est pas le plus grand mais il produit 5,5 millions b/an de la plus haute qualité; ni le plus « trendy » mais le plus réputé, le plus prestigieux, tout simplement le top, le must. Et Une marque culte parmi les plus connues et respectées au-delà du monde des bollicine, des bulles.

Success story ? Bien sûr. Et familiale, comme on les aime. Tout est dans le titre du livre qu’ils ont publié il y a dix ans : « Spumante du siècle : les 100 premières années Ferrari » (2), photos d’illustres amateurs à l’appui — de la reine d’Angleterre et du Pape Jean-Paul II, des chefs d’État les plus en vue, de footballeurs et de danseuses du Lido, de Dario Fo et d’Andy Warhol, d’Enzo Ferrari (sans parenté, patronyme très usuel en Italie, le constructeur automobile participe volontiers à la réputation de l' »autre ») et de très nombreux people, devenus de facto ambassadeurs de la marque.

Autre consécration : Ferrari se trouve classé ex-aequo avec Dom Pérignon. à l’issue d’un concours à l’aveugle portant sur sept millésimes organisé par le guide italien Gambero Rosso.

Ferrari aujourd’hui, Ferrari demain.

Ferrari reste forcément la marque phare du Groupe Lunelli, qui s’est considérablement étendu : une gamme de spumante rosé a été créée, des vins non pétillants sont apparus. Le groupe compte désormais une grappa, Segnana, une eau minérale, Surgiva, trois domaines viticoles — Az. Ag. Lunelli, Tenuta Podernovo en Toscane et Tenuta Castelbuono en Ombrie — et une auberge haut de gamme au milieu des vignes, Locanda Margon fréquemment utilisée par la famille pour réceptions et relations publiques, attenante à la magnifique Villa Margon, demeure historique qu’ils ont acquise précédemment, située en surplomb de Trente et cernée de montagnes (devant laquelle posent ci-dessous de gauche à droite : Mauro, Matteo, Camilla, Franco, Gino et Marcello).

Le 3ème cycle de vie de l’entreprise a commencé, les quatre fils de Bruno Lunelli et sa fille Carla qui ont développé l’entreprise avec leur père, mort jeune à 66 ans en 1973, passent à leur tour la main à leurs enfants, pour que la saga continue, irrésistible, hands on, chacun avec son domaine d’expertise, dans la modestie et la bonne humeur.

Parmi les projets, l’entière conversion des domaines en bio, et une future cuvée spéciale en biodynamie, Riserva Margon.

Et la valorisation du chai en forme de carapace de tortue implanté au domaine de Castelbuono en Ombrie, une de leurs plus récentes acquisitions il y a une dizaine d’années. L’Ombrie est une région culturellement riche (Orvieto, Pérouge, Spolète, Assise, …) produisant des vins de haute tenue comme le sagrantino dont la DOCG (appellation contrôlée) s’étend sur cinq communes seulement dont Montefalco et Bevagna où est situé le domaine Castelbuono. L’environnement vert, bucolique et préservé, quand on s’appelle Lunelli et qu’on se convertit en bio, on ne l’agresse pas.

Il s’agit en fait d’une immense sculpture de Arnaldo Pomodoro, la première réalisation dans le monde du vin alliant sculpture et architecture. Pourquoi le symbole de la tortue ? Parce qu’il allie stabilité et longévité. Le projet a été initié en 2006 et sera révélé au public et à la presse internationale en octobre prochain.

Avec le projet carapace initié par l’oncle Gino et développé par son neveu Alessandro, les fratelli Lunelli rejoignent le gotha des chais/œuvres d’art — mais nuance, ceux qui se fondent dans la matrice naturelle du vignoble plutôt que ceux qui revendiquent un surgissement architectural au milieu du paysage. Plus « chai sur la colline » du Château Cheval Blanc à Saint-Émilion, simple paroi blanche qui ondule horizontalement dans les vignes (architecte: Christian de Portzamparc), que Marqués de Riscal dans la Rioja, dont les scintillantes tôles bonbon acidulé enserrent le bâtiment comme un ruban de paquet cadeau (Frank Gehry); ou encore que Petra en Toscane dont les marches de l’escalier au milieu d’un ésotérique cercle ocre de 100 m voudraient conduire conduire au ciel (Mario Botta).

Par sa volonté d’intégration à la nature, le projet carapace est proche d’un Yealands Estate à Marlborough en Nouvelle-Zélande (architecte : Charlie Nott), ou d’un Opus One dans la Napa Valley (Johnson, Fain & Pereira) : du fusionnel environnemental plus que du radical architectural. Car la carapace est à peine visible, l’activité du chai dédiée à la vinification de leurs vins de sagrantino — cépage rare (moins de 1000 ha), produisant un jus sacré (utilisé uniquement pour la messe par les Franciscains d’Assise), puissant, complexe et de garde —, se trouve à l’intérieur, enfouie dans la terre rouge qui nourrit le vignoble, rouge comme le cuivre de la carapace gigantesque qu’a sculptée Pomodoro.

À SUIVRE : DÉJEUNER-DÉGUSTATION À LA LOCANDA MARGON

(1) Paolo Trimani, CENTO VINI, Repertorio di inizio secolo — Collection « Vigne, persone, culture ». Ed. Donzelli, 2008 (non traduit).
(2) LO SPUMANTE DEL SECOLO, I primi cent’anni del Ferrari — Textes de Enzo Biagi, Stefano Lorenzetto, Gian Antonio Stella, Marco Sabellico, Guido Vigna. Edité en italien et en anglais (traduction Timothy Stroud) par Ferrari Fratelli Lunelli. Trento, 2002.