DANIEL J. BERGER

Dîner chez Martine et Bernard Collet mercredi 20 juin.
Quelques bons amis étaient invités à reconnaître quatre bordeaux : on n’avait sous les yeux que les bouteilles vides qui avaient été versées en carafes, dont le contenu était connu du seul Bernard
(ci-contre).
Les étiquettes :
Sociando Mallet 2004 (Haut-Médoc de St-Seurin), Talbot 2004 (St-Julien
, 4ème Cru Classé), Sallaber de Gourgue 2003 (1ères côtes de Bordeaux à St-Caprais), Lynch Bages 1998 (Pauillac, 5ème CC).

En apéritif nous avions dégusté, c’est vraiment le mot, un Yquem 1996, sublime, forcément sublime, apporté par Éric Ranjard, l’un des 180 souscripteurs de la cuvée ‘Mtonvin’ 2010.
Avant même de commencer l’exercice, notre palais était comblé (trop ? 14° ! Ah, le Sauternes qui nous tapisse la bouche…).
Nous étions sept convives. Tout en dînant — salade de crudités en forme d’antipasti, tajine d’agneau dont Martine a le secret, fromages, fine tarte aux framboises à la pâte caramélisée —, nous devions chacun noter les vins avec devoir d’expliciter notre classement en fin de repas.

— Le vin de la 1ère carafe paraissait âgé, un peu triste, je penchais pour le plus vieux, le Lynch Bages 1998 et notais 10/20…
— Celui de la 2ème, de bonne structure, semblait avoir perdu de son ardeur, un peu comme un tableau dont les couleurs auraient passé. Je le notais 11/20, pensant au Sallaber de Gourgue, 1ères côtes de Bordeaux.
— Le 3ème apparaissait vigoureux, charnu, mais manquait de la fraîcheur et de cette acidité persistante qui distinguent les seigneurs. Je notais 12-13/20, pensant au Talbot sans être trop sûr car je le trouvais un peu mâle pour un St-Julien.
— Le 4ème nous emmenait enfin vers la lumière, puissant, jeune, équilibré et harmonieux, aux arômes sincères de terroir, remportant tous les suffrages : c’était certainement Sociando-Mallet, que Bernard affectionne particulièrement et qu’il avait placé là en apothéose, et le notais 14-15/20.
Ayant dû m’éclipser avant la fin de la soirée, je n’ai pas eu le temps de voir si mes notes correspondaient à celles de la moyenne des convives.

Eh bien, les résultats ont été fort inattendus !
— Le 1er vin servi était en réalité le Sociando-Mallet 2004, bien quelconque ce soir, pourtant le même que nous avions apprécié lors d’une verticale organisée ici-même par Bernard il y a un an.
— Le 2ème, c’était le Talbot 2004, méconnaissable, comme désossé, las, amorti.
— Le 3ème était le Lynch Bages 1998, dont seul un familier de ce cru aurait pu en reconnaître la charpente puissante sous cette apparence brouillée.
— Le 4ème servi, la voilà la vraie surprise, c’était le Sallaber de Gourgue 2003, 1ères côtes de Bordeaux à Saint-Caprais, encore en pleine jeunesse, durable, épanoui malgré ce millésime 2003 caniculaire et ayant donné assez souvent des vins stressés ou confits.

PREMIÈRE CONSTATATION, elle est fréquente : nos impressions nous trahissent, nos souvenirs sont imprécis, nos certitudes trompeuses. On se souvient de l’exercice auquel s’étaient pliés des restaurateurs étoilés, à la demande d’une revue française de vin pour les inciter à fixer un prix sur leur carte pour des bouteilles dégustées à l’aveugle ensemble : pour tel chef, un Haut-Brion ne valait que 20 €, à la rigueur 30 € pour tel autre, tandis qu’un AOC Médoc de Blaignan méritait 40-45 € pour un troisième, et un Bergerac 80 € pour un autre encore, et ainsi de suite. Le piège c’est l’étiquette : la voir biaise, l’ignorer libère — cf. le résultat d’un récent concours de l’Académie européenne du vin, classant 2ème derrière Château Angélus et devant Château Lafite Rothschild, un bordeaux supérieur, Château Reignac, dont la cuvée Balthus a été re-goûtée dans les mêmes conditions un an plus tard face à Château Petrus, Château Cheval Blanc et Château Lafite Rothschild sur 6 millésimes, et qui s’en est très bien sorti.
DEUXIÈME CONSTAT, c’est un truisme : un vin peut apparaître bien différent selon qu’il est bu seul ou accompagnant un mets. Chacun de nous a le souvenir d’un cru dégusté au chai avec le vigneron puis servi à table chez soi quelque temps plus tard : les surprises peuvent être stupéfiantes dans un sens comme dans l’autre, soit que la promesse in situ n’est pas tenue — la race d’un vin est parfois rebelle à se laisser côtoyer par la nourriture — par exemple, pour changer des bordeaux, l’Anjou Villages « sur spilite » (basalte d’origine sous-marine) du château Pierre-Bise de Claude Papin à Beaulieu-sur-Layon; soit qu’un vin revêche ou trop marqué par le terroir se développe avec le repas — autre exemple encore en Val de Loire, les Chinon « de craie » de Bernard Baudry (sur graves argilo-siliceuses), un  peu austères, un peu fermés bus seuls, et qui déploient tout leur éventail aromatique sur un poulet ou une caille, du fromage ou une tarte.
TROISIÈME REMARQUE, autre enfoncement de porte ouverte : l’exploration/reconnaissance varie selon les situations, lorsque le vin est bu en groupe, où l’on échange ses impressions — et c’est ce qui compte le plus, boire entre amis et parler de ce qu’on boit —; ou bien dans le silence de la dégustation solitaire où prime la concentration individuelle — par exemple quand on est juré à un concours. Dégusté seul, le vin est une personne qu’on cherche à connaître. Bu à plusieurs, c’est un compagnon (ou une compagne) passeur de sensations et de plaisir.

Château Sallaber de Gourgue, un beau vin disparu.

Vous voudriez en acheter ? Trop tard. Bernard Collet nous explique pourquoi :

« J’en ai acheté trois ou quatre années de suite, le prix était aux alentours de 6-7 €.

La propriétaire Marie-Josée Lizotte, une amie d’amis de Paris, venait chez eux chaque année leur faire goûter son vin.

Il avait été classé 1er lors d’une dégustation de 70 châteaux des appellations « satellites » de 1ères côtes de Castillon, de Bordeaux, de Bourg, de Blaye, etc.

Elle a du commencer son travail viticole à Saint-Caprais de Bordeaux vers 1995-96. Et puis un jour de 2005, elle a arrêté et a vendu son exploitation de 2 ou 3 ha à un gros château à côté, je ne me souviens plus lequel.

Au départ, elle pensait faire ça relax. Puis son mari s’y est mis à plein temps. Et elle descendait de Paris tous les week-ends à Caprais. Au bout de quelques années elle a craqué, ça lui bouffait la vie et le rapport était dérisoire.

Exit le vin du château Sallaber de Gourgue, le nom n’existe même plus. »

Sociando-Mallet quand même !

La verticale de Sociando-Mallet organisée ici même en juin 2011 par Bernard en présence d’Yveline et Christian Masson, devenus depuis souscripteurs du ‘Mtonvin’ 2010, comprenait les millésime 2002, 2004, 2006 et 2008. Bien que le 2002 se soit révélé le seul adulte des quatre, càd vraiment fondu, le 2004 se comportait comme un jeune vin d’avenir surtout comparé aux 2006 et 2008, ce dernier encore garçonnet. Mais pour chacun des millésimes nous étions tombés d’accord sur l’élégance des tannins dont toute agressivité avait disparu, élégance caractéristique de Sociando.

Bernard et moi comme bien d’autres de notre convivium ‘Mtonvin’, avons de la passion et du respect pour ce vin qui exprime un terroir exceptionnel climatisé par la Gironde, emblème du Haut-Médoc — « haut » parce que tout simplement le cours du fleuve l’est plus ici à St-Seurin-de-Cadourne qu’au nord de l’estuaire vers le Verdon —; qui représente à lui seul la quintessence du bordeaux du Médoc, restant le même mais distinct et dont le style se fait connaître et reconnaître année après année; et parce qu’il témoigne de la hargne patiente de son propriétaire-fondateur qui en vingt ans a agrandi son domaine de 4 à 84 hectares en restant indépendant et indifférent aux honneurs et classements, Jean Gautreau, 85 ans.

J’étais allé début avril 2011 lui rendre visite à l’occasion des primeurs 2010, et pendant le déjeuner dans la salle à manger donnant sur la « rivière » au bout de la parcelle, nous avons pu discuter. Je propose de vous raconter ça dans un avenir proche.

À SUIVRE : UN MOMENT À SOCIANDO-MALLET