DANIEL J. BERGER

Les Italiens fabriquent chaque année quelque 50 millions de bouteilles de spumante, dont plus de 13 millions dans les Dolomites, en Trentino, entre Vérone au sud et le Tyrol autrichien au nord. Elles sont produites sous l’appellation TRENTODOC, groupant les producteurs de « metodo classico » ou méthode traditionnelle (double fermentation en cuve puis en bouteille, vieillissement 12 à 18 mois), dont la qualité approche et souvent équivaut celle du champagne.

Des journalistes venus de toute l’Europe,Russie comprise, était présents, dont moi, à la Mostra Vini del Trentino, la foire annuelle du vin qui se tient fin mai à Trente depuis plus de 75 ans.
Cette
Mostra vini del Trentino est l’événement annuel du vin à Trente. Elle se tient à l’intérieur du Castello del Buonconsiglio (ci-contre, dégusta- tion dans l’une des galeries aux plafonds ornés de fresques du XVIème), dont le nom historique de « MAL consey » a été habilement modifié en « BUON consiglio« . Quarante-cinq producteurs et viticulteurs y ont présenté leurs crus. La Mostra était ouverte au public quatre jours durant.

Deuxième volet du reportage, qui s’attache à un producteur d’effervescents à taille humaine, Maso Martis.

Le décor du Castello del Buonconsiglio est impressionnant — une forteresse médiévale de plus de 700 ans modifiée plusieurs fois en particulier à la Renaissance, avec des galeries aux plafonds ornés, ouvrant sur d’élégants jardins, de grandes pièces de réception et d’apparat recouvertes de tableaux innombrables et de fresques restées intactes depuis la fin du Moyen Âge, et notamment un cycle des mois dont celui d’octobre représentant les travaux de vendanges.

Le détail de la fresque intitulée « Octobre » (école italienne, environ 1400) qu’on peut voir au Castello del Buonconsiglio à Trente, représente une vendange en coteaux. Le tableau fait apparaître le pressoir (partie gauche en haut), le demi-tonneau pour le foulage dans lequel se déverse la hotte (en bas), la coupetaste vin (au milieu). Les femmes participent quasiment à égalité avec les hommes (celle tout en haut du tableau ne porte pas de couronne, il s’agit d’un panier posé à terre au-dessus d’elle). On peut constater l’avance prise aujourd’hui par la nature sur le XVème siècle, puisque les vendanges s’effectuaient 6 à 8 semaines plus tard que de nos jours, et produisaient un vin de 7-8 °.

Pendant la Mostra, le Castello accueille des séminaires thématiques, tels que la représentation du vin dans les fresques et l’architecture de la Renaissance, des tables rondes de sommeliers et des ateliers gastronomie/vins, des interludes et divertissements — notamment des mystères médiévaux sur le Vino Santo. Cette année un « petit théâtre des dégustations » donnait des sketches et courtes pièces autour des vins locaux — Trentodoc, Vino Santo, nosiola et marzemino, sans oublier la grappa du Trentino qui revendique une identité bien à elle.

Pratiquement tous les producteurs, grands et petits, produisent de l’effervescent en Trentino, devenue la patrie italienne du mousseux, qui a créé il y a 5 ans l’appellation TRENTODOC, sans guère se soucier de la possible confusion avec la première appellation Trentino DOC datant de 1996, attribuée aux vins tranquilles. Le mot « remuage » est systématiquement accolé à Trentodoc, les mots du spumante sont des mots français — pupitre, dégorgement, muselet, bidule même (la capsule plastique fixée provisoirement jusqu’au dégorgement).

La tradition de l’effervescent est donc tout à fait ancrée ici, c’est un levier d’image et sa part de marché atteint presque 40% de la production italienne des spumanti. Ils sont consommés principalement sur le marché intérieur, et à part les plus connus comme ceux de Ferrari, les amateurs français n’ont aucune chance d’y goûter chez eux, ni les pétillants d’Italie ni ceux d’autres pays d’ailleurs, car la France n’en importe pour ainsi dire pas. La marque catalane de cava Freixenet, première entreprise de mousseux en Espagne, a bien essayé le marché français il y a deux ou trois ans, mais les bouteilles sont restées sur les linéaires, ça ne se vend pas.

La géologie accueillante pour les cépages champenois comme le chardonnay, le pinot nero (noir) et le pinot meunier, le relief, l’exposition et le climat, toutes données favorables qu’avaient pressenties le génial Giulio Ferrari, précurseur des vins effervescents dans cette région, sont certes des facteurs essentiels, mais ce qui l’est autant si ce n’est plus, c’est cette détermination, cette volonté qu’on ressent chez les vignerons d’ici, je dirais cette grâce, à dépasser le moyen — « la médiocrité a perdu du terrain » disait Jean-Paul Kauffmann il y a 25 ans à propos du Champagne (1) et sa remarque s’applique entièrement ici —, le bon n’est pas suffisant, il leur faut de l’excellent.

(1) Jean-Paul Kauffmann, Voyage en Champagne 1990, édition révisée en 2011, Ed. Équateurs Parallèles, Paris, 176 p., 12 €

Le nez des effervescents a son importance : quels arômes recherche donc Izabela Kaminska (à gauche), blogueuse et sommelière polonaise ?
De l’air pur, des sols vivants, des nuages mobiles, un soleil puissant, des pentes atténuées par les vignerons: le vignoble du Trentino (à droite).

Le combat pour la qualité que mènent les vignerons d’ici se porte sur
— les maturités, qui ne doivent pas être trop avancées si l’on veut de la mousse, de la belle mousse;
— la fraîcheur, dont la recherche est sans fin dans ce pays de montagne où le climat est moins frileux qu’en Champagne et où inversement, les morsures du soleil sont vigoureuses même à 500 ou 600 m d’altitude;
— les rendements, encore qu’il existe un débat sur ce point, la qualité n’étant pas automatiquement liée à leur modestie, on rencontre l’excellence aussi avec de gros rendements;
— l’acidité enfin, naturelle au chardonnay quand il pousse sur la craie à bélemnites de la côte d’Aÿ ou à Épernay, est souvent plus difficile à obtenir ici, et c’est sans doute sur ce point que leur combat se gagne ou se perd à chaque récolte, même si on peut s’accommoder d’une langueur légèrement sucrée dans les bruts et de charnu dans leurs blancs de blancs.

Les grands producteurs ont en main l’essentiel du marché, comme Cavit (9 millions de bouteilles sur 65 millions au total), Mezzacorona /Rotari (usine gigantesque produisant 18 000 b/semaine, 8 millions b de spumante par an sur un total de 30 Mb), La-Vis ou bien sûr Ferrari dont nous allons parler exclusivement dans un prochain billet (5,5 Mb/an de spumante). Mais les petits producteurs ne sont pas en reste, comme Maso Martis qui sait atteindre une qualité irréprochable.

Le slogan Maso Martis : « Effervescenza delle Dolimiti »

La gamme Maso Martis jouit d’une excellente réputation. Constituée en 1986 et passée dès en 1990 en bio, l’exploitation d’une douzaine d’hectares est située à Martignano tout près de Trente à 450 m à flanc de coteau, en terrasses, souvent bordées de murets, au pied du mont Calisio.

Les sols calcaires sont riches en porphyre rouge. Les vignes sont plantées majoritairement en « pergola » pour faciliter l’assèchement de l’humidité (photo de gauche) comme la plupart ici en Trentin. Les cépages cultivés sont essentiellement du chardonnay en majorité, du pinot noir et en moindre quantité du pinot meunier. Les densités varient de 3000 à 5000 pieds/ha selon les qualités recherchées. Les vendanges sont faites à la main. L’irrigation au goutte à goutte intervient en cas de nécessité.

La famille Stelzer — Roberta, Antonio et leurs deux filles — aidée de l’œnologue Andrea Cristelloni (ci-dessus) élabore soigneusement une douzaine de crus, produisant 60 000 bouteilles dont 45 000 d’effervescents, chacune sinon millésimée du moins reflétant au plus près le caractère de l’année où le raisin est récolté.

DÉGUSTATION de quatre Trentodoc.

Nous sommes dans une salle vitrée claquant de lumière, avec vue sur les Dolomites environnantes. Dans le verre, les vins éclatent de luminosité et les bulles qui serpentent paraissent s’envoler au-delà de la surface pour rejoindre les hauteurs des montagnes.

1 — Dosaggiozero (dosage zéro) 2008. Après fermentation sur lies séparément, chardonnay et pinot noir sont assemblés à respectivement 70% pour le premier et 30% pour le second, et l’assemblage est conservé quelques mois en cuve inox. L’embouteillage intervient au printemps qui suit les vendanges, et les bouteilles sont remuées pendant 24 mois avant dégorgement. Le vin est lumineux, élégant, fin, bien équilibré et vaut certainement ses 17 € départ propriété.
NB. Dosage zéro, cela implique quoi au juste ? Ni de « liqueur de tirage » (sucre dissous, avant capsulage), pourtant nécessaire à la fermentation ? Ni de « liqueur d’expédition » (habituellement 2 à 4 cl ajoutés après dégorgement) ?

2 — Brut Rosè 2009. Pinot noir 100%. La couleur rosée est obtenue par macération des peaux des raisins pendant 18 à 24 h.
Nulle trace de sucre, ce qui pour un rosé est une performance, c’est un vrai sec et l’acidité est réussi. Viennent ensuite des arômes discrets de fruits rouges et d’amande. Idéal pour l’apéritif, et collage des invités garanti quand vous les interrogerez sur la provenance. Prix modéré à 15,90 € départ.
Même remarque, le vin une fois goûté à nouveau paraît plus doux, si ce n’est plus sucré.

3 — Brut Riserva 2006. 70% pinot noir, 30% chardonnay. Élevage de 4 ans. 6 grammes de sucre/litre.
Les vignes de ce Riserva sont plantées en « guyot » (pas en hauteur comme en pergola, mais à 1 mètre du sol comme dans
le vignoble français par exemple).
Belle intensité au nez comme en bouche, persistance réelle. Peut être servi à table avec des poissons et aussi avec des fromages et je dirais même en dessert avec des pâtes sablées (22,5 €).

4 — Madame Martis Brut Riserva 2002. Chardonnay, pinot noir et pinot meunier. Huit ans de bouteilles. Du grand art.
500 bouteilles seulement sont produites par récolte.
Le nez est resté bien minéral. C’est un grand vin tout en maturité, dont l’effervescence est encore jeune et la pétillance toujours fraîche (65 €).
On apprend que c’est une pratique courante chez les vignerons du coin que d’ajouter de leurs vieux vins tranquilles en guise de liqueur d’expédition, car cela ajoute de la diversité à l’éventail des arômes, disent-ils.

Conclusion.

Les Trentodoc très brut apparaissent cependant moins brut que le brut intégral ou l’extra brut de champagne, et a fortiori que l’ultra brut comme celui de Laurent Perrier par exemple : le dosage zéro plus zéro moins zéro, auquel on ajoute un tout petit peu de zéro, est-il vraiment égal à zéro ?