DANIEL J. BERGER

André Comte-Sponville compte parmi les souscripteurs de la Cuvée Spéciale ‘Mtonvin’ 2010 dont la livraison est en cours. Il répond aujourd’hui à nos questions posées hier.

André Comte-Sponville: "Les romans parlent de la passion, pas de l'amour"

Avant de le déguster, pensez-vous à autre chose qu’au vin que vous allez rencontrer et connaître ?
Je suis un amateur, pas un connaisseur !

Comment décririez-vous la séquence de dégustation, depuis l’attente de la rencontre jusqu’à l’analyse de vos sensations ?
J’évite de me prendre la tête quand j’ouvre ou déguste une bouteille de vin.

Quel est votre souvenir de vin le plus significatif, du sublime au catastrophique ?
Je me souviens d’un Pommard, bu adolescent, et d’un Monthélie 90, bu chez Marc Meneau, en 1995, qui m’ont donné l’idée de ce que pouvait être un très grand vin. Et aussi de nombreuses déceptions, avec les Bourgognes, notamment des Pommard ou des Monthélie… J’aime les vins profonds, quand ils ne sont pas trop taniques, et légers, quand ils ne sont pas pauvres (ce qu’il y a de quasi mozartien, par exemple, dans un bon Sancerre blanc).

Comment vous informez-vous et/ou formez-vous votre décision d’achat ?
Je ne crois pas avoir jamais dépensé plus de trente euros pour une bouteille de vin (sauf au restaurant ou, parfois, pour offrir), et n’envisage pas de changer d’attitude. Pour ma consommation quotidienne, je bois plus souvent des côtes du Rhône, des vins de Loire ou du Buzet que des Bourgognes ou des Bordeaux, dont le rapport qualité-prix me paraît trop souvent décevant. Je m’aide parfois de tel ou tel dossier, dans la presse grand-public, notamment au moment des « Foires au vin ». Je demande conseil à des cavistes. Je note, au restaurant, la référence des vins qui m’ont plu… Mais n’y attache pas trop d’importance : le vin, pour moi, est un plaisir, pas une passion !

Passion, amour… croyez-vous qu’on peut aimer un vin comme on aime un être humain ?
Non, on ne peut pas aimer un vin comme on aime un être humain, et on ne le doit pas ! Qui donnerait sa vie pour un vin ? Qui ne la donnerait pour ses enfants ? Qui ferait dépendre son bonheur ou son malheur d’un vin ? Qui ne constate qu’il dépend de la femme ou de l’homme dont il est amoureux ?
En revanche, la distinction entre éros (l’amour selon Platon : le manque dévorant de l’autre, spécialement dans la passion amoureuse) et philia (l’amour selon Aristote ou Spinoza : jouir et se réjouir) peut s’avérer pertinente aussi s’agissant de notre amour du vin. Aimons-nous surtout le vin qui manque, celui dont on rêve (comme l’alcoolique ou le snob), ou surtout celui qui ne manque pas, que l’on boit, dont on jouit et qui nous réjouit ? Pour ma part, j’aime mieux boire un bon petit vin avec des amis que de fantasmer pendant des jours, comme font certains, sur un vin supposé d’exception, à 300 euros la bouteille !

L’intérêt durable pour le vin est-il signe qu’il fournit à l’œnophile suffisamment d’éléments dont la somme ou la combinaison produirait du bonheur ?
Le vin est moins source de bonheur, me semble-t-il, que de plaisir et de joie. C’est déjà beaucoup ! Lui demander plus, ce serait lui demander trop.

Comment percevez-vous les similitudes entre la lecture et la dégustation, entre la bouteille de vin qu’on achète en consultant un caviste comme on consulte un libraire ?
C’est une analogie qui ne me convainc guère, sauf sur un point : ni les livres ni les vins ne sont l’essentiel d’une vie. Nos histoires d’amour importent davantage. Nos enfants importent davantage. Nos amis importent davantage. Le sexe importe davantage. Le malheur et l’injustice importent davantage. Ou bien c’est que vous aimez le vin ou la littérature beaucoup plus que moi ! D’ailleurs, même de ce point de vue, l’analogie me paraît fausse. Un vin est fait pour disparaître dans sa dégustation, et c’est très bien ainsi. Les livres survivent à leur lecture. Nous n’avons gardé aucun vin de l’Antiquité, ni de la Renaissance, ni même du XIXe siècle. Et nous lisons toujours Platon et Sophocle, Montaigne et Shakespeare, Baudelaire et Tolstoï… L’idée qu’un vin puisse valoir les Essais ou Les Fleurs du mal me paraît une idée creuse.

Pensez-vous qu’un vin comme un livre a un auteur ?
Je dirais plutôt un compositeur (le vin, comme la musique, est heureusement libéré de l’obligation de signifier). Mais je suis certain qu’aucun viticulteur mélomane ne se croira jamais l’égal de Bach, Mozart ou Beethoven. Cela met le vin à sa place, qui n’est pas la première, ni la seconde. D’ailleurs, ce que j’aime dans le vin, c’est la légèreté (même quand le vin est profond), le plaisir dans l’instant (même si le vin est long en bouche), la griserie, la convivialité, la simplicité… Ne prenons pas le vin trop au sérieux : cela nous empêcherait d’en jouir comme il faut !

Pensez-vous publier une réflexion sur le vin ?
Publier un jour une « réflexion » sur le vin, non, certainement pas ! Il y a des milliers de gens (y compris plusieurs philosophes) qui sont plus compétents que moi, sur cette question. Et des centaines de questions qui me paraissent plus importantes.

André Comte-Sponville est né en 1952. Il a publié une trentaine d’ouvrages à caractère philosophique, dont par exemple Petit traité des grandes vertus. Le dernier en date est Le Sexe ni la mort, trois essais sur l’amour et la sexualité, Albin Michel, Paris, février 2012, 414 p. 21,50 €.