BULLY

L’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV) organisait à Paris le 20 février dernier une dégustation de vins japonais du cépage kôshû, issu de raisins millénaires ayant transité par la route de la soie, du Caucase à la Chine puis au Japon.

Une consultante sud-africaine MW (Master of Wine), Lynne Sheriff, a fait une présentation récapitulant histoire et géographie du vignoble de Yamanashi, tout proche du Mont Fuji, où est exclusivement cultivé le kôshû.

13 producteurs étaient là. Je les ai rencontrés et j’ai goûté leurs vins blancs. Daniel vous relate ce que je lui ai raconté, et un peu plus.

HISTOIRE

Le raisin kôshû aurait plus de 1000 ans de présence au pied du mont Fuji, mais le vin qui en est issu, moins de… 140 (1). Car ce n’est qu’en 1874 que des habitants de Kofu, le chef-lieu de la « préfecture » de Yamanashi, « royaume des fruits », conçoivent le curieux projet de produire du vin, pratique ignorée jusqu’alors. Ils envoient deux jeunes ingénieurs en France faire leurs classes.

Décision pas si curieuse après tout : nous sommes à la fin de l’ère saboku de fermeture des frontières, époque féodale qui depuis plus de deux siècles fige le pays dans un archaïsme régressif (2). Pour rattraper le retard sur l’Europe, le nouveau gouvernement Meiji décide que les Japonais doivent s’occidentaliser, tout en promettant à la patrie du patriotisme de renforcer les bases et principes d’identité nationale.

Parmi les découvertes étrangères que les Nippons sont invités à s’approprier : le vin.

Avec l’ère Meiji le Japon entre dans l’ère moderne. Il devra rompre avec son magnifique isolement. Même si nous participons aujourd’hui à une opération de promotion vers l’étranger de vins du Japon – un road show qui a commencé à Londres – la rupture est très difficile, la tentation de l’isolement est encore grande aujourd’hui. L’écrivaine Yoko Tawada écrit, précisément en cette année 2012 : « la notion d’isolement a une connotation presque exclusivement négative, tandis qu’on célèbre inconditionnellement l' »ouverture ». Or l’isolement peut protéger une culture et lui éviter d’être livrée à une impitoyable concurrence internationale. Un pays doit-il s’ouvrir vers l’extérieur s’il sait qu’il tombera alors immédiatement aux mains d’autrui ? » (3).

Les Japonais seront désormais autorisés à se procurer des cartes géographiques et à les montrer à des étrangers, ce qui était jusqu’alors strictement interdit.

La réforme Meiji abolira le système pyramidal des classes dominé par le shôgun (ou généralissime, détenteur du pouvoir militaire et finalement de tous les autres); l’attribut aristocratique du double sabre long et court des samouraï (bushi pour eux) et le suicide d’honneur ou seppuku (hara-kiri pour nous); et le ketsuzei, impôt sur le sang (celui de la race nippone, race supérieure) vendu aux étrangers comme médicament.

Les Japonais devront aussi cesser de considérer comme des anomalies physiques les longs nez, barbes ou cheveux clairs des « Poils Roux » – qualifiant les Hollandais d’abord, puis les Occidentaux en général. Et délaisser leurs habits traditionnels au profit des vêtements barbares exotiques – pantalon, cravate et nœud pap, chapeau mou ou melon; et pour ces dames, soutien-gorge, gaîne, culotte, combinaison…

En matière de nourriture, viande et vin vont faire partie des attributs occidentaux avec lesquels ils vont progressivement se familiariser… cela va prendre du temps. Au Japon le vin est apprécié pour ses apports vitaminés, on se le procure encore en pharmacie… Les bienfaits du vin pour la santé ont été reconfirmés à la fin du XXème siècle avec le phénomène French Paradox qui a beaucoup influencé les consommateurs nippons : en 1996, lorsque les Japonais découvraient les bienfaits des polyphénols contenus dans le vin rouge, le groupe de spiritueux leader Mercian (leur gamme à gauche) a lancé un  vin puissant et tannique, Bon Rouge. Aujourd’hui il surfe sur les « vins sans additifs » ou « contenant des antioxydants ».

Curieusement, au début des années 2000, la consommation a suivi la même courbe décroissante qu’en Europe du sud. Et identiquement, l’amélioration de la qualité est devenue un cheval de bataille.

GÉOGRAPHIE

Les vents d’hiver soufflant de Sibérie rendent la viticulture quasi impossible en maints lieux de l’archipel nippon. Idem au printemps et en été, à cause des moussons chaudes provenant du Pacifique et de la mer du Japon en juin et juillet, et dont l’humidité provoque des maladies comme le mildiou ou la pourriture grise. Sans parler des typhons qui malmènent la vigne en septembre au moment où elle le plus besoin du soleil automnal.

Pourtant, sauf celle d’Okinawa qui y a renoncé pour ces évidentes raisons,
46 des 47 « préfectures » ou provinces produisent du vin. Mais des 175 exploitations viticoles du pays, 80 sont concentrées dans celle de Yamanashi (situation ci-contre).

La majorité des vignobles de kôshû, 450 hectares au total (4), se trouvent là,
à l’ouest de Tokyo, cernés de montagnes culminant à 3 000 mètres, cultivés en coteaux entre 400 et 600 m., au pied du Fuji.

Ils sont situés au 35ème degré de latitude nord, la même que ceux de Californie, de l’Espagne ou de l’Italie du sud, mais dans une configuration climatique bien différente, on l’a vu.

Les pentes au sol volcanique et de graves argileuses sont relativement douces bien drainées. Les basses températures nocturnes favorisent la maturation des raisins – tardive, vers octobre-novembre.

CÉPAGE KÔSHÛ

Cépage autochtone le plus répandu au Japon, le kôshû est cultivé traditionnellement en tanazukuri, ou palissage en pergola (ci-contre : vendange dans la région de Yamanashi).

La treille se tient à environ 2 m. et les grappes à hauteur de visage sont bien aérées, distantes du sol humide et protégées par les feuillage des brûlures du soleil d’été.

Le palissage en hauteur convient bien à ce cépage robuste à gros cep, qui aurait tendance à « faire l’arbre » et à produire moins en espalier, dont la technique a d’ailleurs été abandonnée.

L’espacement des pieds est pratiqué à environ 100/ha, une densité 80 fois inférieure à celle des vignes à vin françaises par ex.

On peut parler de jardinage tant est minutieux le travail de ces viticulteurs, imprégnés de la tradition rizicole multiséculaire : santé des grappes, vendanges pratiquées aux ciseaux avec des soins d’infirmière (masquées), conditionnement sophistiqué.

Au début du XXème siècle, on ne gardait pour le vin que les raisins abîmés ! Les Japonais, qui mangent plus de raisins qu’il ne boivent de vin (5), se montrent toujours très exigeants sur la qualité des grappes » rappelle Hirotzake Ooka (à gauche) un vigneron japonais installé en Côtes-du-Rhône, exploitant La Grande Colline à Saint-Péray.

Goûtez son rouge Le Canon 2011, en appellation Vin de France, 12°5 — 60% syrah, 20% grenache, 20% merlot, vendu 9,95 ttc. (6)

Il ne prévoit pas de retourner au Japon « parce que ça marche bien pour moi ici, et là-bas la main d’œuvre et le foncier sont très chers ».

La brochure de promotion Koshu Of Japan annonce l’expérimentation actuelle de nouveaux procédés de taille en échalas (vertical) et en cordon long.

La maîtrise des rendements est en progression nous dit-on (dans les années 1980 ils étaient encore de 160 hl/ha, quatre fois plus qu’en Europe). Les améliorations techniques de vinification autorisent des vins « authentiquement secs », restituant bien le bouquet délicat et la saveur discrète des baies, d’une couleur gris-rose caractéristique (à droite).

Les vins sont peu alcoolisés, entre 10,5 et 11,5 °. La fermentation en conservant les peaux, élargit l’éventail des nuances citronnées typiques de nos sauvignons, et l’élevage sur lies les rapprochant de celles de l’albarino portugais. Si on relève des touches aromatiques subtiles de yuzu (citron), de litchi, de pomme verte et aussi de poire et de pêche, on constate aussi un déficit d’acidité, ce dont se préoccupent les œnologues du cru. À servir comme apéritif ou avec des sashimi et sushi, et des fruits de mer.

DÉGUSTATION … À SUIVRE …

(1) Quand même plus que dans le reste de l’Asie, Chine y compris, mais aussi Thaïlande (Siam White Blend 2010 — NB. la mention du millésime est peu fréquente en Asie —, ou le célèbre Granmonte, exploitation de premier ordre dont l’œnologue conseil est Hubert de Boüard, co-propriétaire du château Angélus à St-Émilion).
Sans oublier Cambodge, Vietnam (vins de Dalat — Vang Dankia rouge et rouge demi-sec, et vins aromatisés comme le Mulberry wine), Taïwan ou encore Indonésie.
Il existe des hypothèses selon lesquelles des vins auraient été importés d’Iran en Chine avant notre ère; et de raisins chinois vinifiés en 128 avant J. C.
Les Chinois auraient été les premiers à considérer le jus de raisin fermenté, c-à-d le vin, comme une médication.
(2) Une « loi shogunale » prescrivait la mise à mort de tout étranger mettant le pied sur l’archipel nippon !
in Edwin O. Reischauer, Histoire du Japon et des Japonais, Ed. Points Seuil Histoire, tome I Des origines à 1945, p. 134, 1973 (pour l’édition française).
(3) Trois leçons de poétique, précédant Journal des jours tremblants de Yoko Tawada, Ed. Verdier, 2012
(4) Les trois principaux cépages nippons sont le kôshû (dans « les autres » sur le tableau ci-contre), à environ 4%, le muscat Berry A et le kyoho.
Kôshû: à chair blanche, le plus ancien, cultivé depuis plus de 1000 ans (vin blanc).
Muscat Berry A: rouge, obtenu par croisement en 1927 (vin rouge).
Kyoho ou ‘roi des raisins’: le plus cultivé actuellement, utilisé pour la table (rouge).
Les baies de ces trois cépages sont en général plus rondes, plus volumineuses et plus riches en sucre que celles des cépages d’Europe.
(5) Consommation par habitant/an : 3 kg de raisin et 1,50 l de vin (mais 4 l dans la région de Yamanashi, ce qui reste bien marginal par rapport aux 40 l/hab/an de la France…)
(6) chez Augé, 116 bd Haussmann, Paris VIII.