DANIEL J. BERGER

Au château de Brissac, une dégustation nocturne du Salon des Vins de Loire.

François, 13ème duc de Brissac, avait en 1959 quitté Paris et ses hautes fonctions dans la banque, s’exilant en son château habité par l’illustre famille depuis le XVIème siècle sans interruption, pour y reprendre le flambeau. Son fils aîné Charles-André de Cossé, marquis de Brissac, a pris sa suite en 1986 et en a fait depuis une entreprise et une marque : Château de Brissac Loire Valley.

Donjon, tours médiévales maintenues sur le corps de bâtiment Renaissance (en contreplongée ci-contre) — 50 m de haut et 7 étages, 8 000 m2, 204 pièces —, le gigantesque monument qu’est ce château de Brissac-Quincé, le plus haut de France, « un gratte-ciel » disait feu le 12ème duc Pierre-Simon-Charles-Timoléon (1), abrite à 15 km au sud d’Angers, une vraie pépinière de services et d’activités.

C’est dans la grande salle des gardes et des tableaux qu’un soir enneigé de février dernier, le Salon des Vins de Loire avait convié discrètement presse internationale et VIP pour leur faire rencontrer les vignerons des AOC Anjou-villages Brissac et Coteaux de l’Aubance. Dîner dégustation.

Charles-André de Cossé-Brissac (à droite), la cinquantaine allègre, a lui aussi quitté son premier job, chez Luchaire, avec l’objectif de créer ici un logis d’hôtes offrant ses suites et chambres sublimes comme celle « de Judith », où s’est déroulée la réconciliation (temporaire) de Louis XIII avec sa mère Marie de Médicis en 1620; et « de Mortemart », « des chasses », « du marquis » ou « des dames ». Sans pour autant dire non aux camping-cars, qui doivent rester un peu à l’écart tout de même.

Son vignoble de 28 hectares, il l’a confié aux Caves de la Loire, une coopérative exploitant 500 ha qui vinifie son « Château de Brissac » en trois AOC — Anjou-villages Brissac, rouge (à gauche), Anjou rouge, cabernet d’Anjou (rosé).
On trouve aussi une boutique de vente et un club d’œnophilie.
Il y a dix ans, à l’occasion des 500 ans de la lignée des Cossé à Brissac (1502), il a planté juste en face du château une « vigne des cinq siècles » en point de vue sur les façades.

Il a fait du château de Brissac un lieu de conférences et de réunions savantes, d’animations villageoises dans le parc (70 ha !), comme le marché de Noël, la chasse aux œufs de Pâques, le festival floral, le suivi des chasses à courre (« la famille raffole de la chasse à courre »), la nuit des fantômes, les balades en attelages, … Et de visites guidées : son père le duc François, l’un des premiers châtelains en France à ouvrir son patrimoine au public dans les années 1980, avait été critiqué à l’époque pour avoir « fait entrer comme ça des gens qu’il ne connaît même pas, c’est la révolution » remarquait un article du Monde d’il y a 20 ans — révolution sans doute, mais toute aristocratique.

Le site a beau détenir plus d’un millier de marches d’escalier (à gravir forcément quatre à quatre au moment de passer à table quand on a oublié sa cravate dans la chambre trois étages au-dessus), dix-sept cheminées (pour les frais de restauration compter pour chacune environ 200 000 €), une chapelle, une prison (vide), des caves (évidemment immenses), un théâtre (du XIXème, à l’italienne), et des appartements privés meublés et tapissés comme des musées, qu’ils sont de facto (où les visiteurs s’y aventurant par mégarde s’entendent dire avec une élégance flûtée : « Non… ce n’est pâs zici ! »), une partie du tout a pu devenir centre de réceptions, de mariages et d’événements de prestige, avec montgolfières et trompes de chasse, les Echos d’Anjou répondant à La Brissac. Et de congrès professionnels et manifestations nationales et internationales, grandes ou confidentielles.

En fait de manifestation ce soir-là dans l’immense salle des gardes aux poutres haut perchées finement sculptées et enluminées, terminée par une cheminée qui pourrait abriter un éléphant (voir plus bas), sous les regards impassibles d’une galerie d’ancêtres la tête près du plafond — maréchaux de France (quatre Brissac depuis 1550), duchesses (souvent austères), mères supérieures de couvent (pas rigolotes non plus), connétables (en armure) —, c’était celle des Appellations d’Origine Contrôlée Anjou-villages Brissac (2) et Coteaux de l’Aubance (3).

L’AOC Anjou-villages Brissac a été créée en vue de tirer vers le haut la qualité des rouges de cette partie de l’Anjou et leur permettre une meilleure garde. La rigoureuse revue spécialisée Le Rouge et le Blanc note néanmoins qu’on « aurait pu rêver de vendanges manuelles obligatoires, de rendements encore plus faibles et peut-être d’une réglementation particulière à propos du cabernet sauvignon » (n° 64, p.21). Car en Loire Valley, il y a un problème connu de mûrissement du CS, qu’on a essayé de résoudre en le plantant en haut de coteaux, aux sols plus profonds conservant mieux la chaleur, plutôt qu’en bas comme on en avait l’habitude, où le stress hydrique risque d’empêcher l’entier déploiement de ses atouts (4).

L’AOC coteaux de l’Aubance, méconnue y compris en France, produit sur des terroirs de schistes des vins doux ou demi-secs, délicats et floraux, aux arômes feutrés d’amande et de thé, plus discrets dans leur expression que les coteaux du Layon moelleux, tout proches. On peut les boire en apéritif, comme sur des volailles ou des poissons. De cette petite rivière Aubance (35 km) traversant la propriété des Brissac avant de se jeter dans un bras de Loire, le Louêt, le grand’père de Charles-André, Pierre-Simon-Charles-Timoléon, 12ème duc, disait joliment qu’elle était « une ride menue sur le visage très ancien de la France ».
>La dégustation du  millésime 2010 des deux appellations de manière quasi exhaustive se termine (5), le dîner commence. Un vigneron est présent à chaque table, intimité (à 12 convives) recherchée (dans la grandeur). Parmi les vingt-cinq tables en ovale, la nôtre accueille les Daviau père et fils, propriétaires du domaine de Bablut à Brissac.
Le père faisait ses vins comme ses aïeux faisaient leur farine, ainsi qu’on avait toujours fait. Jusqu’à ce que Christophe (ci-contre), grand brun aimable et énergique, entame après ses études d’œnologie il y a une vingtaine d’années, la conversion en bio et biodynamie de leurs 55 ha de cabernet (rouges d’Anjou) et de chenin (blancs de l’Aubance) : « aujourd’hui, les vins commencent à exprimer vraiment leur terroir » glisse-t-il simplement. Il commence par servir un Aubance 2002 « Noble » que la tablée juge délicieux. il sourit et lance son leitmotiv : pour donner de bons raisins la vigne doit être heureuse là où elle croît !

Les rouges de Bablut — Christophe Daviau sert ensuite ses rouges 2010, reconnaissables à leur grenat profond.
Leur Anjou-villages Brissac 
est resté en cuve (la mise a lieu ces jours-ci d’avril).
Il nous sert le Petra Alba, un cabernet franc poussant sur argilo-calcaire au nez typique de fruits rouges et cassis. Bouche acide encore difficile, avec une minéralité prometteuse. À garder.
Puis le Rocca Nigra, un CS sur schistes au nez de fruits rouges et cassis comme le précédent. Tannins denses en bouche, c’est du solide. À reboire dans 2-3 ans.

Au fromage, le marquis Charles-André de Cossé-Brissac vient au micro, en dernier comme le veut le protocole, après les auto-congratulations des responsables de ci et de ça et des professionnels de la profession. Il exprime sa gaîté d’être là ce soir avec nous, de boire du vin, « j’adore le vin », et d’en faire. Il y a toujours eu des histoires de vin chez les Brissac — Artus, 5ème duc (sous Louis XIV) planquait des flacons de bourru dans tous les coins; et puis l’arrière petite-fille de la Veuve Cliquot (1772) était son arrière-arrière grand-mère, ça marque; ou encore, le cornac d’un éléphant (voir plus haut) ramené d’Asie à Brissac en 1868 par la princesse de Broglie, sœur de la 10ème duchesse, née Say (Béghin-Say), se noircissait au cabernet rosé, il a fallu le démissionner et envoyer le pachyderme au zoo… entre autres anecdotes vineuses.

Charles-André se laisse aller, tout joyeux du miracle quotidien qu’est son monument fatigué mais en état, sauvegardé (défi obsessionnel de la lignée, leur permanence mutuelle). Heureux de se trouver ce soir au milieu des vignerons d’Anjou :
« j’adoore le vin ! », content d’exister en tant qu’ « aide de vie » dévoué à ce grand âgé qu’il aime sans limite (d’âge) et qui lui survivra. On l’applaudit. La magie glorieuse des lieux le motive chaque matin pour faire partager Brissac au public de la planète entière. Et rappelle en conclusion qu’il « adôôôre le vin ! ».

À Stéphane Bern au Figaro il y a déjà quelques années, il déclarait être toujours ému par les lieux : « être châtelain n’est pas un métier, c’est une vie souvent très difficile, il faut aimer les vieilles pierres, les travaux, et ne pas se laisser décourager. En contrepartie, on vit dans la familiarité de l’histoire et de la beauté, cela vaut bien des sacrifices », ajoutant: « il y a forcément une part de spiritualité dans la permanence de Brissac, qui n’est pas qu’un empilement de vieilles pierres : j’y vois la main de la Providence. »

Ci-dessous, la marquise Larissa, née comtesse Szechényi von Sàrvàr und Felsövidèk, son époux Charles-André, futur duc de Brissac, et leurs quatre descendants, László (le duc d’après), Irina, Delia et Annabel. Devise de la lignée : Virtute tempore, « courage et durée ».
(1) — Les Brissac et l’Histoire, Grasset, 1973, de Pierre (Simon-Charles-Timoléon) de Cossé-Brissac.
(2) — AOC créée en 1998. 103 ha (contre 222 en AOC Anjou-Villages, créée en 1991) en majorité en coteaux, sur dix communes : Brissac-Quincé, Denée, Juigné-sur-Loire, Mozé-sur-Louêt, Mûrs-Erigné, St-Jean des Mauvrets, Ste-Mélaine, St-Saturnin, Soulaines et Vauchrétien. Cépages cabernet franc et cabernet sauvignon. Rendement max: 50 hl/ha (contre 55 en Anjou-villages); densité mini : 4 000 pieds/ha (comme pour l’AOC Anjou-villages).
(3) — AOC créée en 1950. 160 ha en coteaux, sur les mêmes dix communes que l’AOC Anjou-villages Brissac. Cépage chenin. Rendement max: 35 hl/ha. Densité mini: 4 000 pieds/ha.
(4) — Lire à ce propos Paroles de vignerons et vigneronnes de vins d’Anjou et de Saumur, Jean Bellard, 1998, Ed. Cheminements, 1bis rue du moulin à vent, 49260 Le Coudray-Macouard.
(5) — 13 Coteaux de l’Aubance dont Château Rousset de Bois-Mozé, Les trois schistes de Montgilet (Victor et Vincent Lebreton), Les Fontenelles du domaine Haut-Perche (Papin fils à St-Mélaine), ou le 2009 Confit-danse de Rochambeau (Forest à Soulaines).
Et 14 Anjou-villages Brissac, comme le Clos au chat des Deux Moulins (Macault à Juigné), La Croix de Mission (Jean-Yves Lebreton du domaine des Rochelles à St-Jean des Mauvrets), les Vieilles vignes de La Varrière à Vauchétien.