INTERVIEW DE GÉRARD PANGON POUR 1855.com — 1er juillet 2011

L’académicien Frédéric Vitoux aime le vin comme il aime la littérature, pour l’élégance, l’intelligence, la sincérité et… le plaisir de le boire.

« Mon père n’était pas un hédoniste, ne s’intéressait ni à la nourriture ni au vin mais à la médecine. Un jour, il revint de la région lyonnaise avec une bouteille dont il était fier parce que sur l’étiquette figurait le nom d’un grand médecin : il était allé dans la propriété de Claude Bernard. Ce beaujolais ne s’était pas gardé, était devenu une piquette infâme, et mon père ne s’en rendait même pas compte ! Tel est mon premier souvenir de vin. Ignoble. Le deuxième vient d’un restaurant de Grimaud, dans le midi, Les Santons, où un ami de mon père (1) gastronome qui faisait partie du Club des Cent (2), m’avait invité à dîner .

Le vin est un roman - Frédéric Vitoux

 

On a bu un Côte Rôtie que j’ai trouvé admirable. Comme toutes les Syrah, il avait des côtés un peu réglisse, et je me suis dit : « Le vin, c’est quand même quelque chose de formidable. »

J’ai été formé ensuite par des amis, l’écrivain Jean Freustié, dont le père était marchand de vin à Libourne, un autre ami écrivain, Bernard Frank, grand amateur, et Jean-Paul Kaufmann qui a créé L’Amateur de Bordeaux. Il m’avait d’ailleurs sollicité pour évoquer un grand vin dans cette revue. J’avais choisi d’explorer un domaine de Saint-Julien; j’ai ainsi passé une semaine à Beychevelle, ce qui a contribué à perfectionner ma connaissance du vin. Mais je ne suis ni un érudit, ni un œnologue. J’aime le vin par plaisir.

J’éprouve le même sentiment face à la musique. Lorsque j’ai commencé à écrire sur Rossini, un ami m’a demandé : « Tu es assez savant pour écrire un livre sur Rossini ? Tu es musicologue, tu sais étudier une partition, voir les changements de tonalité à tel endroit ? » « Pas du tout » lui ai-je répliqué, « je ne suis qu’un mélomane. » Et, en épigramme de mon ouvrage sur Rossini, j’ai mis une phrase de Stendhal: « À force d’être heureux à la Scala, j’étais devenu une espèce de connaisseur. »

Je peux dire à peu près la même chose pour le vin, je ne peux pas faire une dégustation les yeux fermés et affirmer : « Ça, c’est un Léoville Las Cases 1997, là c’est un… je ne sais pas… un Brane-Cantenac 2003, et par rapport à 2002… »,  je n’ai pas le vocabulaire suffisant pour déclarer qu’on sent la réglisse, le cuir ou les arômes floraux. Et ça me déçoit.

Vin stendhalien, vin balzacien

En revanche, je suis capable de dire : « ça c’est un vin stendhalien, ça c’est un vin balzacien. » Chacun a les métaphores qu’il peut dans le domaine qui est le sien. Pour moi, un vin stendhalien a beaucoup d’esprit, subtil, léger, aristocratique, désinvolte. Les Saint-Julien sont vraiment stendhaliens et pas uniquement parce que Stendhal en parle dans Les Privilèges, un texte court de la fin de sa vie, où il énumère les privilèges qu’il aurait voulu connaître, comme « avoir chaque jour sur ma table un gigot cuit à point et une bouteille de Saint-Julien. »

Stendhal, c’est la vitesse, la sincérité, la phrase mal construite, mal écrite mais avec une intelligence prodigieuse, c’est l’élégance, la sincérité absolue par rapport au travail qui à force d’être un travail devient non pas une insincérité, mais une sorte d’œuvre d’art détachée de soi. Même si Flaubert dit : « Madame Bovary, c’est moi », c’est quand même du travail fignolé, ciselé, peaufiné jusqu’au moindre adjectif, qui sent un peu la sueur, qui est parfait et un peu immobile. Ce qui ne veut pas dire que certains vins très travaillés manquent de sincérité, mais parfois il y en a d’extrêmement savants.

Le Saint-Estèphe, lui, est plus balzacien, plus France profonde, plus riche, avec plus d’harmonie, plus de complexité, parfois peut-être un peu moins d’élégance. Entre un Léoville Las Cases et un Cos d’Estournel, il y a une différence de style… je ne sais pas comment dire… mes propos feront sourire sans doute les œnologues, mais je m’accroche à mes métaphores.

Je ne dirais pas d’un grand Sauternes qu’il est stendhalien : avec tous ses arômes, ces fruits confits, l’ananas, cette efflorescence, tous ces bouquets, il est saturé d’images, il est d’une richesse, d’une complexité, d’une culture, d’un passé… Incroyable, c’est du Chateaubriand.

Sancerre blanc, à l’image de Brigitte Bardot
Trois repas sur quatre, je ne bois pas de vin. Le vin n’est pas pour moi l’exigence impérieuse de chaque repas mais le plaisir d’un partage avec des amis. Je consomme plutôt des bordeaux, plutôt du Médoc. Les vins que je boirais très facilement sont les Sancerre très fruités, le Sancerre blanc est un vin très féminin, à l’image de Brigitte Bardot quand elle était jeune.

Après ma dégustation du beaujolais de la propriété de Claude Bernard, je me suis rendu compte qu’il valait mieux s’épargner les mauvais vins ou les vins médiocres. La vie est trop courte pour boire du mauvais vin. »

(1) Frédéric Vitoux, qui s’est fait d’abord connaître par ses travaux sur Céline avant de devenir journaliste, critique, romancier, puis académicien en 2001, a écrit en 2000 L’ Ami de mon père, récit initiatique qui revient sur le passé de son père, condamné pour intelligence avec l’ennemi à trois ans de détention à la centrale de Clairvaux entre 1944 et 1947 (Ed. Points Seuil).
(2) Le Club des Cent a été fondé en 1912 par le journaliste Louis Forest pour y réunir les plus grands gastronomes français.
 Son vin du moment: Alphone Mellot « La Moussière » 2010 17,00 € ttc, disponible sur www.1855.com