DANIEL J BERGER

Daniel Berger

Languedoc-Roussillon, plus vaste vignoble du monde : 243 000 hectares*, équivalant à celui d’Australie, 1/3 de la production française à lui seul, 30 000 vignerons et 300 coopératives, produisant annuellement 12 millions d’hectolitres dont ¾ en rouge. Cet ensemble comprend toutes les appellations depuis le vin de table sans IG** jusqu’au haut de gamme baptisé « grand cru », de façon encore ambitieuse par rapport à l’équivalent bordelais ou bourguignon : en pays d’Oc, il arrive qu’on confonde objectif et résultat, mais l’espoir fait vivre ***.

Une grande opération Millésimes en Languedoc 2009 et 2008 organisée par le CIVL**** vient d’avoir lieu avec des visites-dégustations échelonnées entre Montpellier (château de Flaugergues) et Carcassonne (château de Pennautier). J’y ai rencontré de sérieux sujets (de contentement).

Décennie après décennie, Languedoc et Roussillon sont passés de la grande misère du XXème siècle — manifestations vigneronnes de 1907 suite au phylloxéra parties de Narbonne pour ébranler la France entière, jusqu’aux émeutes meurtrières de 1976 à Montredon près de Limoux. Puis à la surproduction, avec des rendements bien trop élevés pour prétendre à la qualité, lorsque le vin payé au degré/hecto allait directement à la distillation ou au vrac des innombrables coopératives des années 1990 — dont le nombre s’est beaucoup restreint aujourd’hui. Les rendements aussi : de plus de la moitié en moins en trente ans, passant de 100+ hl/ha à 50 ou 45, pour certains à 30 hl/ha.

* Le Languedos-Roussillon s’étend sur quatre départements français (Aude, Gard, Hérault, Pyrénées Orientales), depuis Nîmes jusqu’à la frontière espagnole catalane.
** IG ou Indication Géographique de provenance (ex-OC, ou Origine Contrôlée), et IGP (IG Protégée). Les AOP (Appellation d’Origine Protégée) regroupent désormais les ex-AOC et ex-VDQS (Vin De Qualité Supérieure). Les vins sans IG recouvrent les ex-VdT (Vins de Table).
*** Citons Le post de Jacques Berthomeau du 12.05.11: « D’un point de vue quantitatif, être grand c’est posséder une taille, une longueur, une surface ou un volume qui dépasse la moyenne. Le mot est lâché : la moyenne. Tout dépend donc de la référence à laquelle on se réfère. […] Reste le qualitatif, lorsque le grand signifie considérable, important, important, puissant, meilleur, noble, glorieux, illustre, élevé, sublime, magnifique… Là, je me contenterai de citer Voltaire dans son Dictionnaire philosophique :  » Grand est un des mots le plus fréquemment employé dans le sens moral, et avec le moins de circonspection. Grand homme, grand génie, grand esprit, grand capitaine, grand philosophe, grand orateur, grand poète; on entend par cette exception « quiconque dans son art passe de loin les bornes ordinaires ». Mais comme il est difficile de poser ces bornes, on donne souvent le nom de grand au médiocre. » »
**** Conseil Interprofessionnel des Vins du Languedoc

Aujourd’hui, après bien des atermoiements et des blocages, les réformes en perpétuel chantier depuis les années 70 ont abouti l’an dernier à une segmentation de l’offre et ce n’est pas trop tôt (1). L’attribution des AOC est jugée généreuse et même laxiste par les responsables et vignerons les plus rigoureux.
On voit aussi que les errements frauduleux de huit coopératives autour de Limoux, qui se sont entendu en 2008 pour vendre en grandes quantités à des acheteurs américains, apparemment crédules, du faux pinot noir pourtant peu cultivé dans la région, ont pris le risque de faire perdre leur crédibilité à ces récentes AOC et à la région Languedoc tout entière: Gallo par exemple, qui diffusait en Amérique son Red Bicyclette à base de ce Languedoc, l’a bannie depuis cette fraude dont il a été victime, et jure qu’on l’y reprendra pas.

Les viticulteurs du Languedoc-Roussillon (2) ont fini par apprendre à travailler ensemble et dans le même sens, et ils se sont collectivement regroupés sous la dénomination Sud de France, une marque ombrelle destinée espèrent-ils à améliorer leur visibilité, tant sur le marché intérieur que hors frontières (37% à l’export en 2010).

(1) CORBIÈRES

Pas nécessaire de remonter aux Cathares, qui ont détruit les vignes des Corbières, ou au XVIIIème quand elles ont été replantées après le creusement du port de Sète et du canal du Midi. Ni au XIXème quand on y produisait des « vins médecins » pour aller retaper les clairets bordelais ou les bourgognes trop lymphatiques. Regardons au plus récent : 1923, premières délimitations; 1951, premier classement VDQS**; 1985, première AOC, suivie en 2005 de l’AOP communale Corbières-Boutenac (aujourd’hui « Grand Cru » donc). Cette vieille région en mue permanente peut espérer en l’avenir, grâce à ses pratiques innovantes à l’un des meilleurs ratios Q/P au monde.

Les fonctionnaires de Bruxelles parlent de la plus grande révolution viti-vinicole du siècle, et l’expert anglais Robert Joseph du passage de l’obscurité à la lumière. Les qualités aujourd’hui obtenues, en amélioration constante étaient c’est vrai, impensables il y a dix ans. La nouvelle réforme a deux ans pour faire ses preuves, on n’est encore qu’au milieu du gué : toujours trop de surfaces médiocres exploitées, trop de coopés surproductives, bref trop de vins moyens trop chers et sans chances à l’export. Pas assez de vision, ni de volonté d’arracher ces surfaces médiocres, ou d’esprit de corps pour simplifier encore plus le système des appellations (ou par exemple harmoniser la forme des bouteilles : pas une pareille, à comparer à celle, originale ou non mais identique, des bouteilles du Jura, de Toscane, Rioja, ou d’Anjou…).

Les cépages rouges

La qualité des vins languedociens passe par la recherche d’identité des cépages qu’on dit « locaux » parce qu’ils ont le plus de capacité à s’adapter à la diversité des sols de schistes (ci-dessous), calcaire, grès, marne, molasse.

sols de schistes

Le carignan d’abord, cépage des Anciens et plus près de nous, des grands-parents, qui ne s’étaient pas trompés : il est adapté aux sols pauvres et secs des Corbières. Planté abondamment il y a 50 ans (jusqu’à 90% du vignoble, pour pisser plus de 100 hl/ha), au détriment du robuste aramon qui produisait des jus médiocres. Jeune, le carignan a du corps, et à maturité, de l’âme. Mais décrié après l’attribution de l’AOC Corbières en 1985, il n’a cessé de perdre du terrain jusqu’à récemment, où on le replante à nouveau en regrettant d’avoir arraché les vieux ceps, pour couvrir aujourd’hui 48% des surfaces.

— Le grenache noir ensuite (environ 20%), d’origine espagnole (garnacha), cépage-roi de Châteauneuf-du-Pape et préféré de Robert Parker, qui aime la sécheresse, se montre stable et pétant de santé lorsqu’on lui impose de faibles rendements, est fort en degré, carrément 16-17° les années chaudes (variété catalane : le lladoner pelut, couramment utilisée).

— Puis la syrah venue du Rhône, régulière, facile à mûrir et à vendanger, aromatique et de bonne structure tannique, qui n’est plus ici une nouveauté, mais bien là pour durer (environ 20%).

Mourvèdre, cinsault et grenache gris complètent le tableau, le 1er parce qu’il apprécie l’influence maritime et dont les tannins savent vieillir; le 2nd parce qu’il pousse bien en terrasses et apporte de la  finesse, de l’élégance et du caractère, qu’il a parfois difficile; et en appoint, le 3ème, qui peut être vinifié aussi en rosé et en blanc. (Photo ci-dessous: vignes à Faugères).

vignes à Faugères

Des 2010 dégustés « en primeur »

Sur une soixantaine de Corbières présentés fin mars lors de la semaine Languedoc Millésimes, j’ai retenu de belles bouteilles notamment les 2010 présentées « en primeur » (3), classées ci-dessous selon la progression des prix (ttc départ), qui m’ont paru supérieures en arômes et concentration aux 2009 et 2008 plus largement représentées (ci-dessous, salle de dégustation au château de Pennautier):

salle de dégustation au château de Pennautier

Château Hauterive le Haut, (carignan, grenache, syrah et mouvèdre à 25% chacun) produit par une vieille cave particulière de Boutenac convertie à la macération carbonique, qui vinifie 4 000 hl. Typique, franc, chaud, une bonne entrée de gamme à 4,50 €.
Le Rouge, Domaine de la Combe Grande, à Camplong d’Aude, vinifié par Christophe Sourniès et Jacques Tibié (60% syrah, 15% grenache, 15% carignan, 10% mourvèdre), fait élégamment, frais, équilibré, complet. Une réussite.
Confirmation à Carcassonne en le buvant sur un cassoulet, en compagnie de Christophe Sourniès. 4,90 €, pour moi le meilleur rapport Q/P de ces 2010.
Domaine Martinolle-Gasparets, produit à Boutenac par Pierre Martinolle, 80 ans, vigneron depuis toujours qui a réduit sa surface de 15 à 5 ha pour pouvoir continuer à tout faire par lui-même. Traditionnel, concentré, poussant sur des galets roulés, il sent bon la garrigue et les fruits mûrs, il saura vieillir comme son créateur (40% grenache, 40% syrah, 20% carignan), à 5 €.
Château Cascadais, de Philippe Courrian qui produit 70 000 b en bio (35% syrah, 30% grenache, 20% carignan, 10% mourvèdre, 5% cinsault). Propriétaire du fameux cru bourgeois bordelais Tour Haut-Caussan, il s’est installé il y a 20 ans près de St-Laurent-de-la-Cabrerisse au fond d’un cirque naturel paradisiaque isolé à 160 m d’altitude, où ses vignes se dorent au milieu de petites cascades et de lagunes couleur d’émeraude – 70 ha dont 20 de vignes, achetés avec la vente de 3 de ses 40 ha à Blaignan en Médoc. J’ai aimé le vin élégant de cet homme sensible, sympathique, aussi discret que chaleureux.
Sa modestie réfléchie l’empêche d’aquiescer lorsqu’on lui dit qu’il réussit l’un des meilleurs Corbières. Le pense-t-il ? Sur la fiche technique qu’il a remise aux dégustateurs, à la rubrique « méthode de vinification » que d’autres remplissent avec de nombreuses infos sur la macération, l’égrappage, la fermentation, les cuvaisons, etc., lui écrit simplement « avec amour ». Cet amour-là procure un jus doux, fruité, déjà plus complexe que les autres, de la classe, de la retenue, de la sagesse. 7 €
Château La Bastide Tradition, www.chateau-la-bastide.fr, à Escales, (60% syrah, 20% grenache, 20% mourvèdre), moyenne gamme de très bon niveau, assez technique (vinification après macération préfermentaire, puis macération courte et décuvage, filtration après 12-16 mois d’élevage, etc.), à 8 €.
Terres Rouges du château Grand Moulin à Luc-sur-Orbieu (80% syrah, 20% grenache), du talentueux Jean-Noël Bousquet, très bien fait (cuvaison longue, pigeage quotidien, vieillissement fût de chêne), avec de la finesse, oui de la finesse !) 9,80 €.
Simone Descamps du château de Lastours, (50% carignan, grenache 30 et syrah 20), élevé en barrique avant assemblage puis 6 mois en cuve. Du très bon travail et un prix mérité de 9,90 €.
Son propriétaire d’alors, Jean-Marie Lignières, avait confié l’aménagement en terrasses des 135 ha de vignes situées dans les garrigues de Portel-des-Corbières à un soixantaine de travailleurs handicapés. Aujourd’hui dirigé par le bordelais Xavier de Rozières, le domaine produit 300 000 b.
Mathilde du château Montfin, à Peyriac-de-mer (60% carignan, 30% grenache, 10% mourvèdre), 3ème année de conversion en bio, m’a paru habilement vinifié (malgré un manque de fraîcheur le jour de la dégustation à Penautier) à 10,50 €. J’avais déjà apprécié la Cuvée Carignena 2009 (80% carignan, 20% grenache).
A Capella du château Meunier Saint Louis à Boutenac, un bon vin sain et frais à syrah majoritaire avec un peu de grenache, issu d’un vignoble en conduite raisonnée depuis 28 années, à 10,80 €.
C de Camplong, produit par Les Vignerons de Camplong sur le versant sud de la montagne d’Alaric. Beau vin (70% syrah, 30% mourvèdre), haut de gamme de la production coopérative (vendanges manuelles, éraflage, préfermentaire à froid, élevage 12-14 mois barriques neuves), mise en vente en avril 2013 à 17,90 € (réservation conseillée).

A suivre : (2) Minervois et (3) Pic Saint Loup

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(1) AOP Languedoc – 12 000 ha, env. 350 000 hl, entre 3 et 4 €/b, destiné à la GD, les producteurs visant à terme une entrée de gamme à 10 €/b. L’AOP Languedoc résulte de l’élargissement de l’ex-aire d’appellation Coteaux du Languedoc.
GRANDS VINS du Languedoc – 16 AOP, 650 000 hl, de 4 à 7 €, comprenant:
AOC Corbières, Minervois, Saint Chinian, Limoux effervescents, Limoux rouge, Malepère, Faugères, Cabardès, Muscat (de Mireval, de Lunel, de Frontignan, de St Jean de Minervois),. Et les terroirs non encore hiérarchisés de l’AOC Languedoc: Sommières, Terrasses de Béziers, St Drézéry, St Georges d’Orques, La Méjanelle, Quatourze, St Christol, Montpeyroux, St Saturnin, Cabrières.
GRANDS CRUS du Languedoc – une dizaine d’AOP communales « de terroir », 50 000 hl aujourd’hui, objectif 200 000 à terme, à partir de 7-10 €, compreant :
Corbières Boutenac, Minervois La Livinière; les AOC Languedoc Terrasses du Larzac, Grès de Montpellier, Pic Saint Loup, Pézenas, La Clape; Limoux blancs tranquilles et effervescents; Saint Chinian Roquebrun et Berlou.

(2) Les représentants syndicaux et les élus politiques, ex-« guerriers du vin » adversaires du pouvoir central au siècle dernier, ont eu du fait de leurs responsabilités au sein des ODG (Organismes De Gestion et de contrôle des AOP) et, plus encore, de leurs mandats européens, la capacité de faire monter les informations à Bruxelles et de les faire redescendre vers les viticulteurs de la base, et de les aider à bâtir des stratégies mieux adaptées au marché. Ils ont acquis une conscience des enjeux communs qui les unissent à leurs alter-ego italiens, espagnols, grecs ou autres membres de l’UE, et peuvent mieux jouer leur rôle de relais de la réforme européenne de l’OCM (Organisation Commune de Marché vins).

(3) Il s’agit ici d’une présentation en avance de vin supposés finis et non d’une vente de vins encore en cours de vinification. Des voix s’élèvent contre cette dernière pratique « en primeur » si bien ancrée à Bordeaux selon une coutume d’allocations au négoce unique au monde, parce que, même s’ils en donnent un idée fiable, les échantillons présentés en primeurs ne peuvent qu’incomplètement témoigner de l’identité des vins qui seront livrés 18-24 mois plus tard : les primeurs présentés à la dégustation en avril de l’année suivant la vendange, alors que le vin est en cours d’élevage, l’assemblage des cépages intervient en janvier ou février de l’année suivante, livraison 8 ou 10 mois plus tard soit 2 ans après la vendange. Voir les remarques de Michel Bettane. Pourtant, d’autres régions ont adopté le « en primeur », comme la Bourgogne, la vallée du Rhône, Porto ou la Toscane.
Si elles s’étendent, les pratiques « en primeur » ou « wine futures » procureront un préfinancement substantiel aux propriétaires qui vendent leur récolte bien avant la mise en bouteille : la Toscane (Montalcino, Montepulciano) vend ses primeurs plus de 30 mois avant leur livraison (contre 18-24 mois à Bdx).