DANIEL J. BERGER
Diffusé à quatorze reprises sur France Télévisions en janvier et février, le documentaire de Thomas Bravo-Maza sur la Romanée Conti a été vu par plusieurs millions de téléspectateurs en France ! Et la distribution DVD en Europe débute en juillet.
Ce documentaire nous touche d’abord par sa simplicité et son évidence : Thomas-Bravo (ci-contre) a réussi une ode visuelle.
Passionné très tôt par le vin parce que c’est « un sujet sans limites, jamais terminé », en quête des nouvelles impressions qui surgissent à chaque rencontre de vignerons, il réalise des sujets sur le vin pour la Télévision Suisse Romande avec à la fois la nécessité d’efficacité télévisuelle et un « esprit » cinéma, dont il est proche depuis sa jeunesse, ayant cotoyé, outre son ami Cedric Klapisch, Francis Ford Coppola, Claude Chabrol qui lui ont chacun donné leurs conseils, ou Alain Cavalier (à droite en 1986), prévu pour réaliser le film et qui n’a pu être libre aux dates du tournage et lui en a naturellement légué la réalisation.
Thomas Bravo-Maza a parlé avec lui de son refus de refaire les prises, notamment dans sa série de portraits de femmes-artisanes (1), discipline qu’il s’est appropriée : « même si je suis méticuleux et jamais content du résultat, donc tenté de refaire, je n’y ai pas cédé » dit-il, « j’ai voulu qu’on sente les choses sans être démonstratif, ni à l’image, ni dans le commentaire ». Interview.
Des rangs de vignes et paysages filmés à hauteur d’homme, des raisins qui font envie, des vendangeurs concentrés sur leur tâche, des feuilles qui rougeoient et tressaillent, nous sommes entre le loin et le près, c’est-à-dire partout, à bonne distance. Les cadrages sont nobles, intenses, affectueux. La musique insuffle une respiration douce et profonde au récit. On en apprend beaucoup et sans mal. Et vis-à-vis des intervenants, de Bernard Pivot au caviste Bruno Quenioux ou au marchand Jacques Perrin, qui s’expriment avec tact, vont à l’essentiel, en étant eux-mêmes, et rien n’est oublié ni superflu.
TROIS QUESTIONS À THOMAS BRAVO-MAZA
Thomas Bravo-Maza est un grand marcheur des vignes, créant des itinéraires pour La Revue du Vin de France, il les observe depuis longtemps, nous les découvrons par son regard, il nous les rend proches jusqu’à l’émotion.
1. Comment votre pratique de la marche dans les vignes a-t-elle inspiré votre documentaire ?
Vous posez la question parce que la Romanée Conti est un domaine tellement réduit, moins de 2 hectares (2), qu’il n’y a pratiquement pas à marcher (rires) ? Pour un enfant du bitume comme moi, jamais sorti de Paris plus de trois semaines avant l’âge de 30 ans, marcher dans les vignes et rencontrer des vignerons est devenu vital. Alors peut-être qu’avec ce documentaire j’étais arrivé quelque part et qu’à la quarantaine j’avais besoin d’apaisement. Mais aussitôt après le montage, j’ai repris la marche : pour ne pas cesser de comprendre le vin, il faut que je continue de voyager, on n’en vient jamais à bout, ni de la Romanée Conti ni d’aucun autre vin.
Le vin m’intéresse aussi parce qu’il fait revenir des moments d’enfance qu’on cache dans sa vie d’adulte. Dans sa préface à un livre sur la Romanée Conti (3), Philippe Claudel dit — je le cite à peu près — que « le temps de la dégustation déchire en nous des pans entiers de noir pour les mettre à la lumière. » Le vin nous aide à retrouver des arômes enfouis, des souvenirs tactiles, il fait remonter de la nostalgie, chez moi c’est très profond.
Thomas Bravo-Maza ci-dessous à la caméra, filmant la vaporisation d’une solution biodynamique à base d’ortie et d’osier renforçant les défenses immunitaires de la vigne.
Photo Armelle Drouin
2. À chaque film sur le vin, je me demande — c’est un peu obsessionnel sans doute —, comment transmettre à l’image le moment du contact à la dégustation, du goût et de l’odeur du vin, et les sensations multiples qu’on éprouve à ce moment-là : mission impossible à votre avis ?
Très difficile en effet, on ne tourne pas en Odorama ! Et on ne peut pas mettre la caméra derrière une bouteille comme Clouzot l’a mise derrière une vitre sur laquelle peint Picasso (4) : on ne peut pas filmer le mystère du vin se révéler comme on voit le tableau en train de se faire. Et chercher des équivalences visuelles, ce serait casse-gueule. Mais je me dis qu’après tout c’est bien comme ça ! Je préfère trouver des contrepoints, avec la musique par exemple. Marie Da Costa, la monteuse qui a fait un travail extraordinaire (5), ne croyait pas à l’intégration des plans de l’orchestre que nous avons filmé lors d’un concert improvisé au domaine (6). Je voulais montrer la correspondance entre la musique et le vin et je crois que ça marche : un grand vigneron est un grand interprète, le terroir procure la partition, la noblesse du coup d’archet rejoint celle du coup de sécateur.
Dans la séquence où le fameux collectionneur François Audouze déguste avec l’amateur japonais Tomonori Ito (7) deux bouteilles de Romanée Conti, 1996 et 1986 (à jeun, à 10h du matin !), j’ai voulu laisser le spectateur imaginer le plaisir qui pourrait être le sien : on a trop tendance à lui faire croire qu’il va s’approcher tout près des vrais sens, qu’avec la 3D il va être « dans le réel ». Même Michel Gondry n’a pas résisté dans The Green Hornet à la tentation de nous en donner plus et encore plus, alors que dans Soyez sympa, rembobinez, avec des moyens simples, il nous avait fait entrer dans l’essence du cinéma. Le cinéma n’est pas un art total, il est à une certaine distance.
3. Qu’avez-vous découvert en tournant ? Et que pensez-vous avoir raté ?
Je me suis passionné très tôt pour le vin, j’en apprends tous les jours et je m’étonne souvent de la « science infuse » de certains confrères. Je le redis, j’ai besoin d’aller sur place rencontrer les gens qui font le vin, à la recherche de leur interprétation propre. La loi du vin n’est pas unique mais multiple.
J’ai été étonné par l’écart entre la Romanée Conti imaginée de mon enfance et la Romanée Conti vécue dans la réalité – càd l’implication totale de l’équipe et le climat de dénuement quasi monacal qui règne au domaine (8). Ce premier vrai documentaire sur la Romanée Conti ouvre une porte – d’abord aux journalistes, pour qu’à leur tour ils s’en saisissent, qu’ils viennent sentir le parfum de la biodynamie et approfondissent les savoirs, les façons de faire et les méthodes des hommes qui y travaillent depuis tant et tant d’années; et aussi aux cinéastes, pour qu’ils utilisent le décor : je sais que Cedric Klapisch par exemple veut venir tourner ici pour son prochain film, et je souhaite qu’il y en ait d’autres à vouloir capter et restituer la vie du domaine. Je leur passe le flambeau.
Ce qui m’a échappé ? Je dirais… l’essentiel (rires) ! Enfin pas tout à fait : il y a les gestes de vignerons, ils sont beaux vous avez vu ! Moi qui aime tailler la vigne, j’ai réalisé quelle attention ils portent à cette « blessure du vivant » pour obtenir la meilleure fructification du pinot noir de Bourgogne. Mais j’aurais voulu en montrer plus, on en a beaucoup en réserve dans ce qui n’a pas été monté (9). Les scènes, les valeurs de cadre, les ambiances, certaines lumières même, je les rêvais à l’avance, mais j’aurais voulu composer plus de séquences, parce qu’un film est plus qu’une succession d’images, c’est une construction de plans et une unité de séquences.
Mais monter un film c’est choisir et choisir c’est renoncer, et en 52’ je n’ai pas pu restituer plus de moments sur l’Histoire (c’est ma formation). J’avais prévu de développer ce qui s’est passé en Bourgogne à partir du Xème siècle, en m’inspirant des travaux de Roger Dion, géographe-historien qu’on commence à redécouvrir (10) : dès 1954 il a montré que si la côte de Nuits a fait de si beaux vins dès le Moyen-Âge, c’est en raison de la concurrence entre les abbayes de Citeaux et de Cluny. Citeaux s’est approprié le port de Châlon sur la Saône pour expédier ses vins, contraignant Cluny à transporter les siens par route, et donc, pour justifier des coûts de transport plus élevés, à produire une qualité supérieure, émanant des moines de Saint-Vivant qui avaient reçu en legs les parcelles du « Clos des Cinq Journaux », qui deviendra la « Romanée Conti ». Et ce, au détriment de la côte chalonnaise qui a d’aussi beaux terrroirs, et dont les vins ont été destinés à une consommation plus courante et immédiate. L’histoire du vin à cette époque est faite autant de croyances que d’intérêts. Et au fond, cela a-t-il vraiment changé ?
Propos recueillis à Paris le 7 février 2011
« J’ai vu peindre Picasso, pendant qu’il tournait le document que lui a consacré H. G. Clouzot.
Parce que c’était Picasso, le moindre de ses propos était recueilli pieusement, le moindre de ses papiers maculés récolté comme une pierre précieuse. Le petit homme noir offrait un spectacle étonnant. Il travaillait vite sur cette vitre que Clouzot avait imaginé de lui faire peindre pour filmer, par transparence, le processus de la création, et la naissance de l’oeuvre fascinait comme l’éclosion d’une fleur tournée au ralenti, quand on voit le bourgeon éclater, les pétales s’ouvrir.
Ensuite, il y eut un moment de détente, un déjeuner où s’établit une conversation. Les « mots » de Picasso étaient fameux, sa cruauté et sa superbe aussi. Hélas! Celui qui fut devant nous ce jour-là ne cessa de gémir parce que sa femme venait de le quitter. Elle avait emmené leurs enfants et, manifestement, il en souffrait. Un pauvre homme, pitoyable.
Je n’avais pas imaginé Picasso larmoyant, et sans doute n’était-ce pas courant. Mais qu’il fut donc ennuyeux! Il se plaignait aussi d’avoir mal à l’estomac. Pourquoi pas? Rien de tout cela ne lui enlevait un pouce de son génie. Simplement, ce génie, il fallait le chercher là où il était, dans sa peinture, dans sa sculpture, pas dans la trivialité du quotidien. »
Françoise Giroud, Leçons particulières, Ed. Fayard, 1990
À la bibliographie, il faudrait ajouter le manuscrit retrouvé du moine Dom Denise, qui traite déjà au XVIIIème siècle de la question terroir-cépage.
Les Vignes et les vins de Bourgogne. Mémoire de Dom Denise, moine cistercien, traduction française de la 1ère version (italienne, 1779) du manuscrit de ce moine cirstercien.
Ed. Terre en vues, 15 rue Amont — Le Châtelet, 21220 Clémencey. Tél/Fax: 03 8049 7276.