DANIEL J BERGER

Un guru français ex-banquier international, une comtesse italienne aux yeux d’or, la petite fille d’un philosophe-paysan du Vivarais, un ancien maçon passé activiste alternatif en Anjou, un fils de vigneron sacré pionnier bio à Fronsac… Rencontre avec quelques-uns des adeptes et prosélytes de la biodynamie à la réunion Renaissance des appellations le 30 janvier dernier à Angers.

La biodynamie, Nicolas Joly en parle depuis plus de trente ans qu’il est passé de Morgan Stanley (New York) à Savennières (Maine et Loire). Il en parle bien, et d’une seule traite : « la biodynamie favorise l’incarnation dans la plante de l’énergie extérieure, qui la fait devenir matière, càd pour la vigne le goût, la structure, le gras. Cette énergie, la vigne qui a une sensibilité acoustique aux forces de l’univers donnant vie à la terre, l’entend depuis ses racines. Chaque préparation à base de plantes vaporisée par le vigneron selon un calendrier précis, relie la vigne à l’une ou l’autre des planètes du cosmos, lui procurant de la vie en protégeant sa typicité. »

Propriétaire du vignoble un peu mythique La Coulée de Serrant à Savennières, Nicolas Joly a créé la Renaissance des appellations qui rassemble le gratin du bio français, et parcourt le monde tel un évangéliste.

Il assure que la biodynamie progresse plus vite depuis deux ou trois ans, des leviers se mettent en place, une meilleure compréhension /acceptation s’installe, correspondant sans doute à notre besoin de retrouver du « vrai ». Sans manquer d’ajouter que de son côté l’industrie phytosanitaire réalise des prouesses de levures artificielles sachant s’acclimater, qui vont permettre de diffuser des produits « hors sol » – le vin sans raisin, le parfum sans fleur, la confiture sans fruit : « Les technologies du goût se mettent en place, nous sommes menacés de produits industriels biocompatibles qui vont vider de son sens la démarche bio véritable. »

Jean-François Chéné croit au « naturel », arrière petit-fils du « Père » Rivière à Beaulieu-sur-Layon au cœur de l’Anjou, chez lequel mon propre grand-père se fournissait, lui envoyant depuis Cossé-en-Champagne en Mayenne une voiture à cheval conduite par le « Père » Bachelot, qui venait chaque année lui chercher une demi-barrique de coteaux du Layon. Jean-François est comme bien des jeunes vignerons d’aujourd’hui, qui préfèrent travailler sur une petite surface, seuls, en faisant tout, c’est-à-dire le plus possible sur la plante et le moins possible sur le vin, voualnt laisser la vigne parler jusqu’à la bouteille. Il dit produire dans sa Coulée d’Ambrosia du vin naturel sans pourtant se contraindre à la discipline biodynamique. Mais le rouge de son Joues Rouges 2010 (cabernet franc 100%, 8€) est encore trouble et le jus comme déprimé; ses bulles Euréka 2009 (chenin, 9 €), sans apport de levure, de sulfite ou de sucre, sont un peu lymphatiques; et son Panier de fruits 2008 (blanc 100% chenin, 8 €) ne paraît pas vraiment mur.

Stella est venue de Toscane. Elle a froid. Elle est là toujours si belle, sourire débordant, yeux plissés avec grâce : souvenez-vous, la comtesse aux yeux d’or, l’or des grains de L’Assiette de raisin de Zurbaran (1629)* : en qui, en quoi était-elle incarnée en 1629 Stella di Campalto ? Son Podere San Giuseppe à Montalcino, membre actif de Renaissance des Appellations, expose au grenier Saint Jean, édifié au XIIème siècle, brasserie jusqu’en 1930, musée du vin après, créé par un certain chanoine Urseau. Stella a la table n°2 juste à l’entrée, un peu délaissée dans cette grande salle aux poutres hautes, debout, vêtue d’un manteau long clair au col élégant. Ses trois vins sont sublimes, un Rosso de 2008 et deux Brunello – 2006 d’une grande beauté minérale; et 2005, magnifique de fruit, de soyeux, de sensualité; pour moi les meilleurs de la journée. On se quitte : « Repassez me voir à Montalcino, s’il vous plaît, venez encore. »

On est bien au grenier St Jean d’Angers, les apôtres de la bio sont heureux de se retrouver entre eux, embrassades, éclats de rire, échanges de bouteilles, ce soir ils lèveront le coude ensemble. Ils sont 113 venus de 12 régions françaises (Loire en majorité), d’Italie, d’Autriche, d’Espagne, et 80 % d’entre eux en biodynamie. Pierre Richarme, propriétaire de Pero Longo à 15 km de Sartène – « nous ne sommes que 3 en bio sur les 200 viticulteurs de Corse » –, goûte le blanc du Catalan Joan Ramon Escoda auquel un importateur belge trouve des arômes de serpillière. La société du Belge s’appelle Miam Miam Glou Glou et il a créé un bar à Bruxelles (qu’il a baptisé Mmmm !). Comme il cherche un chinon, on l’emmène à la table du château de Coulaine : Pascale de Bonnaventure lui sert le 2010, encore plus fruité, frais, vif que le 2009; puis le Clos Turpenay 2009, l’identité même du chinon. Ils devraient faire affaire.

Passons à côté de Château Le Puy, petit cru au nord de St Emilion, à St Cibard, qui s’est hissé le col au niveau des grands, et dont la réputation a été confortée par le manga Les Gouttes de Dieu (le n°23, encore à paraître en traduction française, nous n’en sommes qu’au n°15), et dont la ventes du 2003 a littéralement explosé après un passage à la télévision japonaise (vin aujourd’hui épuisé).

Voilà Paul Barre, héros bordelais. Héros parce qu’il a été le premier à implanter la biodynamie dans son vignoble de La Grave à Fronsac au bord de la Dordogne. Un homme de passion, de courage, de conviction : « Je suis bio plus que jamais, toujours prêt à aller plus loin. Je suis passé au cheval, ça y est : le tracteur, c’est plus possible. Oui, le travail est plus dur que jamais, et plus exigeant : l’année dernière j’ai oublié une plante dans l’une des préparations, j’étais crevé, après tout ce n’était que 10 g par hectare… je me suis dit que ça passerait… Eh bien non, je sens qu’elle manque dans mon vin cette petite plante, je vous jure, je le sens. » Nous goûtons dans l’ordre ses 2007, 2008 (***, moins de 15 €, superbe de simplicité chantante) et 2006 qui ne s’est ouvert que récemment.

Il ajoute : « Il y a 35 ans encore les vignerons étaient des paysans, puis ils se sont mis à réfléchir à leurs conditions de travail, à eux-mêmes, ils ont perdu le fil, ils ont perdu en spiritualité, celle qui vient du ventre, du diaphragme, sans mots : ils ont fait leur révolution des Lumières 200 ans après. Mais quand je vois les chevaux revenir dans les vignes, je me dis que l’épisode tracteur-désherbant-engrais-rendement n’aura pas duré tant que ça, au fond… ». Beaucoup comme Paul Barre réunis ici, sont optimistes et se sentent bien dans leur peau, leur peau de ciel et de terre.

La belle Hélène Thibon (ci-contre) présente ses vins du Mas de Libian : un Vin de pétanque 2010 sur le fruit, 70% grenache, 30% syrah, en appellation coteaux des pays de l’Ardèche; et un La Calade 2009, mourvèdre 90% et grenache 10%, avec un tout petit rendement de 15 hl/ha.

Dans ce qu’écrit l’arrière grand-père d’Hélène, le poète et philosophe catholique et monarchiste Gustave Thibon (parti à 98 ans il y a juste 10 ans), intitulé Enracinement, où il n’y a qu’à remplacer « arbre » par « vigne » – « L’arbre reçoit sa sève du coin de terre où il prend racine. Imiter jusqu’au bout l’arbre qui se nourrit à la fois d’humus et de lumière. Synthèse du particulier dans ce qu’il a de plus borné et de l’universel ignorant les limites du temps et du lieu » –, il y a, suscitée déjà, la quête biodynamique de sa descendance.

Sa question aux vignerons et à nous tous : comment sauver notre enracinement sans verser dans l’étroitesse d’esprit et de cœur, comment se garder de l’intolérance et du fanatisme ?

Le grand homme est né et mort dans ce Mas de Libian près de Saint Marcel d’Ardèche, où il avait grandi le regard toujours plein de « cinquante lieues d’horizons dominés par le cône parfait du Ventoux » donnant sur les Dentelles de Montmirail, les Alpilles, les Trois Becs, la Lance… Pendant la guerre, il y avait caché Simone Weil, la philosophe qui a le plus compté pour lui et dont il a fait publier La Pesanteur et la grâce. Toute sa vie il a foulé le sol pierreux de ces anciennes terrasses du Rhône, recouvert d’un mètre de galets roulés identiques à ceux de Châteauneuf-du-Pape, d’où émergent les vignes familiales (18 ha « depuis toujours en bio » dit Hélène), qu’il évoque :

Et, de cette même pierre, [l’homme] a fait jaillir le vin qui est aussi une architecture et qui participe à la verticalité du beau. Ne dit-on pas d’un vin méprisable que c’est « un vin plat » ? Dans un siècle où, suivant les paroles de Mistral, « L’âme s’embrume, aplatie sous un rouleau », puisse l’exemple sacré de cette pierre et de ce vin nous sauver de toutes les platitudes du cœur et de l’esprit !

Photos Mas de Libian : Gil Lebois

Mark Angéli : plus narquois tu meurs. Pendant que nous sirotons son La Lune 2009 en magnum, un beau blond issu de chenin, solide et pulpeux, il bavarde : nous dégustons Les Fouchardes 2009 en magnum également, chenin aussi, d’un or cuivré qui se présente comme un liquoreux jeune, évoquant la cire, le miel, puis l’abricot et le coing comme tout beau moëlleux de Loire qui se respecte, assez gras en bouche… et voilà qu’il se mue en demi-sec, dédaignant cette vibration acide que peut procurer le chenin. Comment vieillira-t-il ? Il a la réputation d’être sensible à l’oxydation après ouverture, à l’opposé de la Coulée de Serrant, encore bon 5-6 jours après débouchage, peut-être même meilleur.

M. Angéli ironise, cynique en souriant toujours : « Vous connaissez celle du viticulteur qui arrête les traitements sur sa vigne quand il apprend qu’il a un cancer des testicules ! Il fait une chimio, s’en sort et quand il reprend, il passe son vignoble en bio. Mais au bout de deux ans, il revient aux engrais chimiques : « y en a marre, c’est trop aléatoire, on doit s’occuper de la vigne en permanence, et ça rapporte moins… Mais comment fais-tu alors ? Eh ben… j’ai trouvé quelqu’un qui traite à ma place »… Les bêtes noires d’Angéli : le soufre et les porte-greffe « qui font pousser la vigne sans faire mûrir le raisin. » Il termine : « quand vous voulez savoir quel genre de vigneron vous avez en face de vous, demandez-lui quels engrais il utilise et s’il chaptalise. Moi je vous répondrai « aucun » et « non, jamais, mais je suis presque le seul dans mon coin ».

Poussée de la biodynamie fragile et inquiète face au rouleau compresseur de l’industrie chimique sûre d’elle-même ? La biodynamie est beaucoup plus qu’une mode (« Être dans le vent, c’est une ambition de feuille morte » disait justement Gustave Thibon), elle est installée pour durer, c’est acquis. On peut toutefois assumer son envie de vins bio, qui expriment leur lieu de naissance et les choix d’élevage/création du vigneron, s’ils ne tournent pas le dos au consommateur, par exemple en surexprimant l’amertume, les pseudo vrais goûts (rance, amer, pourri, etc.) ou l’absence délibérée du soufre, pour atteindre un improbable « naturel ». Sans pour autant avoir de prévention à l’égard des vins de marque produits en volume par le négoce ou les coopératives, pourvu qu’il soient correctement et honnêtement faits. Il y a place pour tout le monde sous le soleil. Position peut-être convenue, mais je mets quelques bémols aux tendances prophétiques et à l’« intelligent design » créationiste qui sont parfois celles des biodynamistes. Et tout autant aux vins de laboratoires vantant la fraîcheur et l’authenticité bio.

* Huile sur cuir, 28 x 36 cm. Collection particulière, France.