Depuis le blog de Jacques Berthomeau

« Yquem réveille la deuxième bouche, la seconde langue, la révèle en la deuxième communion »
Nous tous les discoureurs, les beaux parleurs, les gratte-papier, nous tous qui mettons des mots, trop de mots, sur le goût des vins, grands ou petits, lisons avec humilité et soin ce magnifique texte de Michel Serres (ci- dessous). JB

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« Je me souviens, dit-elle, avec reconnaissance du moment où j’ai reçu d’un grand vin ma nouvelle bouche : le jour de ma deuxième communion. La bouche d’or commence à jaser, ne cessera de le faire. La parole, comme une reine, règne sans partage sur les lèvres et la langue. Impérieuses, exclusives. Or, elles traversent des lieux sans bouquet ni saveur.

Douces : non dures. Douces : plates et fades. Elles anesthésient la bouche, qui ne trouvent pas le goût des mots les mieux assaisonnés. L’éloquence la plus ample, la plus sonore poésie, le chant le plus incantatoire, le dialogue le plus vif donnent des palais de bronze ou d’airain, des caisses de violoncelle, mais ces cordes et ces métaux restes insensibles aux fleurs embaumées, aux arômes d’écorce et de terre, aux fragrances puissantes de musc et de peaux, pis, les chassent. La phrase, ni acide, ni astringente, évite d’éveiller la langue à autre chose qu’elle. La sapidité dort sous la narcose des paroles. Gelées : frigides.

Voici celui ou ceux de nos cinq sens qui nous apparaissent les moins esthétiques, l’odorat et le goût. Je commence à comprendre, dit-elle, la bouche d’or, pourquoi nous refusons, oublions, différons, leur art propre, comment et pourquoi je peux dire avec tant d’apparence que le donné ne se donne jamais que dans et par le langage : ceci tue cela, dans la bouche. Moi, bouche d’or, je tue la bouche d’Yquem. Je ne tolère pas le doute, langue double dans la bouche, langue bifide, moi qui parle, elle qui goûte. Douce à ma victime aujourd’hui, jour du banquet, je vais, dit-elle, essayer de passer le relais.

De réveiller le palis de l’anesthésie parlière par le travail d’un deuxième art. Qui retrouve une esthétique, sensible, dans l’œuvre d’une autre esthétique, artiste. Yquem réveille la deuxième bouche, la seconde langue, la relève en la deuxième communion. Le goût, opprimé, trop voisin localement du langage, trop jumeau ou concurrent, ne se dit bien que rarement, s’exprime souvent dans une langue qui prête à rire, dont la bouche rit, comme si le langage en son lieu ne lui laissait pas la parole. Une bouche chasse l’autre, celle du discours exclut celle du goûter, l’expulse du discours. »

In Les Cinq sens, Grasset, 1985.

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