PIERRE CHALMIN

« Bukowski, ta gueule !… Bukowski, je vais te foutre mon poing sur la gueule !…» hurle Cavana.
Le 22 septembre 1978
, Charles Bukowski est l’un des invités de Bernard Pivot à Apostrophes.
Sur le plateau de l’émission littéraire culte d’
Antenne 2, Bukowski vide au goulot une bouteille de Sancerre.

Les images, fréquemment rediffusées, sont bien connues. Comme il marmonne et empêche les autres invités de s’exprimer, il se fait injurier par Cavana. On l’invite à se retirer, il se lève, titube et sort du champ de la caméra sur un commentaire goguenard de Pivot.

Ce dernier prétend alors effrontément que Bukowski a apporté lui-même ses bouteilles, mais l’écrivain, sa compagne et le fait même que Cavanna boive le même vin sur le plateau, le démentent. Les bruits les plus fantaisistes vont courir à la suite de cet incident : Bukowski aurait vomi en direct, il se serait uriné dessus, et le journal Détective, connu pour le sérieux de ses investigations, affirme qu’il aurait violé Catherine Paysan, également invitée (et parfaitement inviolable, même ivre).

Dans un entretien accordé en 1986 à Jean-François Duval, Charles Bukowski (1920-1994) s’explique :
« Quand nous sommes arrivés, on m’a emmené dans la salle de maquillage et on s’est mis à m’appliquer de la poudre sur le visage, ce qui était parfaitement inutile à cause de la graisse et des cicatrices qu’il y avait dessus. Puis Linda et moi nous sommes assis en attendant le début de l’émission. J’ai attaqué l’une des deux bouteilles qui m’attendaient là.

Ha ! Ha ! Ha ! Je me fous toujours dans des situations pas possibles. Mais quelle coterie de snobs ! C’était vraiment trop pour moi. Vraiment trop de snobisme littéraire. Je ne supporte pas ça. J’aurais dû le savoir. J’avais pensé que la barrière des langues rendrait peut-être les choses plus faciles. Mais non, c’était tellement guindé. Les questions étaient littéraires, raffinées. Il n’y avait pas d’air, c’était irrespirable. Et vous ne pouviez ressentir aucune bonté, pas la moindre parcelle de bonté. Il y avait seulement des gens assis en rond en train de parler de leurs bouquins ! C’était horrible… Je suis devenu dingue. »

C’est un scandale énorme. Et une publicité fantastique : en quelques minutes, Charles Bukowski s’est fait un nom en France. Dans une lettre à Hank Malone, un an après l’incident, Bukowski écrivait :
« Non, je n’ai pas vomi à la télévision nationale en France. Je me suis juste salement saoulé, ai dit deux ou trois trucs et suis parti… En fait c’était un coup de chance. Tous les journaux en France en ont donné un bon compte-rendu sauf un. Ça c’est bien passé avec les gens de la rue. Sommes allés à Nice le lendemain, on était assis en terrasse avec Linda en train de se noircir et six serveurs français nous ont fait signe, puis se sont mis en ligne, bien droits, et se sont inclinés. »

Tiré du Dictionnaire des Injures Littéraires de Pierre Chalmin, L’Editeur, 2010, 736 pages, 29 €.