DANIEL J. BERGER

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Oui patience, ça ne fait qu’une trentaine d’années qu’Israël fait des vins qui ont de l’ambition.

La récente présentation à Paris d’un panel des meilleures productions hébreues nous a sensibilisés à certains points: l’invocation implicite d’une culture du vin perdue depuis 12 siècles; la jeunesse du vignoble et de l’activisme vitivinicole israëliens contemporains; un style globalement « cosmopolite », entre Nouveau Monde et Europe.

Ci-dessus: étiquette de vin cacher, Maroc, cité in Les Vins d’Orient, Collectif, Ed.du Temps, Nantes 2008

Il est né en Mésopotamie le vin ? Sur le mont Ararat en Turquie ? Au Sinaï ? Il y a 8000, 7000, 6000 ans ? Les archéologues trouvent encore des traces de pépins de raisin autour du Sinaï justement, mais guère plus, les amphores ont disparu avec les Arabes.

On trouve des vestiges plus récents, comme ces nombreux pressoirs du Vème ou VIème siècle après JC, l’époque de Mahomet, dont les plus récemment découverts à Ashkelon, et à 40 km au sud de Tel Aviv et de Jérusalem, dans l’ex-partie Est de l’empire romain devenu alors byzantin.

La taille du deuxième, environ 250 m2, laisse penser qu’il produisait beaucoup plus que pour la consommation locale, sans doute pour l’Égypte, qui connaissait le vin 2 siècles 1/2 avant notre ère, et/ou vers l’Europe. C’est une sorte de lagar comme on en trouve autour du bassin méditerranéen (voir post du 24.02.09), un réservoir octogonal en pierre (6,5 x 16,5 m) où était foulé le raisin, dont les peaux tombaient dans un second bassin plus petit, le jus lui, s’écoulant dans plusieurs autres fosses enterrées et recouvertes intérieurement de mosaïque, où il fermentait… sous la surveillance d’un rabbin. Nous y voilà !


LE VIN, HISTOIRE ET MYTHE

Les plaisirs du vin sont depuis toujours codifiés par la Torah, la Loi rabbinique. Boire du vin est le symbole d’une vie heureuse, mais il peut être potentiellement une menace. Au motif indiscutable que bu avec excès, il provoque vice, malheur et dégradation de l’esprit. Noë (Noah en hébreu) « le premier vigneron », aimait bien ça, il en avait embarqué dans son arche. On connaît la terrible conséquence d’un certain soir d’ivresse : ivre, il s’était entièrement déshabillé pour dormir. Apercevant son père nu, Cham, son plus jeune fils, avait raconté la chose à ses frères. Mais au réveil, une fois dessoulé, Noé ceint de la couverture dont les frères l’avait recouvert (en avançant à reculons dans sa tente, n’osant pas le regarder nu) avait maudit Cham à jamais parce qu’il avait vu le « triomphal instrument de sa naissance » comme dit l’élégant géographe Jean-Robert Pitte (1).

juifgrapAutre épisode aviné dans La Genèse, celui du vieux Loth, dont les filles ne trouvant pas de mari au voisinage de la grotte où elles campent depuis leur fuite de Sodome. La première a une idée : obtenir une descendance par leur père, en couchant avec lui. Ce qu’elles font successivement, après l’avoir copieusement enivré. Le père Loth n’a « conscience ni de son coucher, ni de son lever » et résultat, l’aînée donne naissance à Moab, ancêtre des Moabites et la cadette à Ben Ammi, ancêtre des Ammonites, deux peuples proches des Hébreux.

Ci-contre : Herzelia in Le Vin par André Dominé p. 744, Ed. Place des Victoires, Paris 2006.

Bonjour les dégâts ! pourrait-on dire… C’est peut-être aux Juifs que l’on doit la formule « avec modération », car le vin est loin d’être banni du judaïsme — comme il le sera plus tard de l’islam qui applique le principe de précaution avant la lettre, tout en promettant le vin une fois que les fidèles seront entrés au Paradis…

Le Talmud fait référence au vin de façon positive, par ex. : « de même que le vin fait sentir sa présence et sa force au sein de notre organisme, de même la Torah se fait remarquer dans les idées et la conduite de ses possesseurs. De même que le vin nous rend gai, de même la Torah nous procure des jouissances intimes. »

« Le vin rend l’homme joyeux, son visage brille plus que l’huile, le vin soutient son coeur » (2). Interviewé en Galilée par l’historien anglais Hugh Johnson (3), le rabbin Shalon Aronson lui confirme que « la joie joue un rôle important dans la conception juive de la vie et dans le culte de Dieu. »

Hugh Johnson: la religion juive est communicative, concrète, terrestre, on a l’impression que les gens qui prient au Mur des Lamentations sont en train de téléphoner au ciel (4). Le vin vous aide-t-il à discuter avec Dieu comme on le fait avec des amis, sans inhibition ?

Rabbin Aronson: non seulement le vin m’aide dans mon adoration de Dieu, mais il aide aussi mon corps à respecter les commandements de la religion, à être entièrement avec lui, à lui offrir mon âme et mes sentiments, à mettre ma personnalité tout entière dans le commandement et l’adoration.

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Intérieur de l’une des plus grande synagogues, celle de la Rykestrasse à Berlin, qui a rouvert ses portes en août 2008 après une très longue restauration.

Le vin est un élément capital de chaque cérémonie religieuse juive, à laquelle la famille entière participe, et les enfants en boivent dès le jeune âge (dans des dés à coudre, en argent). La Torah en codifie précisément l’usage: le Shabbat commence le vendredi soir par la bénédiction du Kiddush (ou Qiddouch, prière de sanctification psalmodiée) sur une coupe, partagée par la famille; à Pessah, on boit quatre coupes (5); à la circoncision, une; au mariage, deux; aux bénédictions, une, partagée par les hommes disant les grâces; à un décès, jusqu’à dix. Il s’agit de vin casher (kosher), traditionnellement doux.

Si le vin est à la source de la civilisation judaïque, le symbolisme hébraïque sera relayé ensuite par la « Nouvelle Alliance » qui se greffe sur le judaïsme en Palestine sous occupation romaine, et donnera naissance au christianisme, au moment où le Seder de Pessah devient la Cène, où Jésus déclare faire du vin « la nouvelle alliance en mon sang ». Pour les Chrétiens, le vin devient le sang du Christ qui se sacrifie pour le salut des hommes, le substituant à celui de l’immolation de l’agneau pascal, dont le sang a sauvé les Hébreux de leur esclavage. L’Eucharistie est née (6) Messe des catholiques, Cène des protestants, Sacrifice des orthodoxes. Jésus, de religion juive, aimait le vin, en savait l’usage et connaissait sa portée symbolique, se désignant lui-même comme « la vraie vigne ». Le christianisme évacuera l’ivresse tout en conservant l’euphorie.

À SUIVRE …

(1) précisant « autre arbre de vie et de connaissance du bien et du mal » dans son livre Le Vin et le divin, Fayard, 2004, 140 p., réédité dans Géographie universelle, avec d’autres textes : Histoire du paysage français, Gastronomie française et Paysages à voir, à manger et à boire, également chez Fayard, collection « Les Indispensables de l’Histoire, » 2006, 1080 p.

(2) Psaume 104, 13-15 (dans la Bible, on compte quelque 585 mentions et allusions au vin et à la vigne).

(3) On connaît la blague juive américaine selon laquelle il est plus aisé d’appeler Dieu d’Israël parce que la communication est facturée en Local Call, alors que hors de la Terre Promise elle l’est au tarif Long Distance, plus cher.

(4) dans une excellente série TV documentaire en 13 épisodes de 26′ (1988), diffusée en France sur Planète sous le titre Vendanges, inspiré de son livre The Story of Wine publié simultanément, traduit en français par Claude Dovaz, Une Histoire mondiale du vin, Hachette 1989, 480 p.

(5) Au Seder (repas de cérémonie, étymologiquement « ordre » du déroulement) de Pessah (Pâque juive, étymologiquement « passage ») le vin est bu à 4 moments : la Midrash (interprétation rabbinique du Talmud) rapproche le chiffre 4 des verbes employés par Dieu pour annoncer la fuite d’Égypte aux Hébreux : Je vous ferai sortir; Je vous libérerai; Je vous sauverai; Je vous prendrai pour Moi comme peuple (Exode VI, 6-7).

(6) Du grec eukharistia. La communion avec le corps et le sang du Christ a pour origine le sacrifice symbolique des Hellènes lors d’un repas en commun, l’eukharisthia ou « action de grâces » (cf. Jean-François Gautier, Histoire du vin, Que sais-je?, 127 p., 1996). La nature syncrétique du christianisme est avérée,  on peut avancer que la communion est aussi préfigurée par le symposion , cérémonie dionysiaque d’adoration et de contemplation des dieux, sous l’emprise du vin, puisé dans un réservoir, le « cratère » (cf. J-R Pitte, cité).