DANIEL J. BERGER

Une grande idée du grand Bettane pour deux grands vins au Salon : la dégustation parallèle de Château Grillet, la plus petite appellation de France, 3,2 ha (pardon, presque aussi petite que la plus petite, la Romanée Conti, 1,8 ha), et de Vega Sicilia, sans doute le plus grand vin rouge d’Espagne, comme thème de l’une des master classes du salon. J’ai eu la chance d’y participer, le vendredi 4.12 dernier.

Salle comble pour cette expérience inédite de coexistence de deux vins mythiques, issus de viognier pour le Château Grillet et de tempranillo pour le Vega Sicilia – deux cépages qui n’ont rien en commun, ni ampélographique, ni arômatique, ni climatique, ni de terroir : rien.

Michel Bettane a d’abord rappelé que Château Grillet a, face au Rhône, une situation orientée plein sud – alors que la côte de Condrieu est située est/sud-est –, en amphithéâtre, qui grille les raisins sur d’étroites terrasses de granit comme dans un four, et dont les caractéristiques exceptionnelles justifient la micro AOC « Château Grillet » (depuis 1979), monopole d’un unique domaine; comme l’est celui de la Coulée de Serrant face à la Loire (depuis 1952, 7 ha) ou de la Romanée Conti face au levant sur la côte de Nuits (depuis 1936)

La propriétaire, Isabelle Baratin-Gachet, a repris le domaine (ci-dessous) au décès de son père voilà cinq ans. On commençait à dire que le prix élevé de la bouteile, aux environs de 70 €, était plus dû à sa rareté qu’à sa qualité.   I. Baratin a fait appel au grand œnologue bordelais Denis Dubourdieu, dont c’était la première mission dans le Rhône. Grande inquiète paraît-il, elle n’était pas présente à la dégustation.

Château Grillet ne ressemble à aucun autre grand blanc, à aucun autre vin. Les arômes minéraux du granit décomposé, très pur, s’imposent aussitôt – on est assez proche des nez rhénans (d’où peut-être le dessin de cette bouteille au long col comme ceux des vins d’Alsace et de Moselle). Les racines plongent profond et remontent des effluves surpassant ceux du viognier – figue, abricot, laurier – ici transfiguré par rapport à celui des côtes rôties, bien plus minéral, complexe, moins gras. Deux millésimes : 2001 et 2006.

— Le 2001 est d’une finesse infinie si l’on peut dire, d’une profondeur sans fond si l’on peut dire encore, et d’une élégance extrême, la délicatesse même. Ample, long et puissant en bouche comme un rouge, mais toujours frais. Le nez est floral et dispense des parfums exotiques. Sa longueur est troublante : vingt minutes après l’avoir goûté, je peux m’imprégner de son imposante queue encore déployée au fond du verre vide.

— Le 2006 est cristallin, comme l’eau de source s’écoulant sans remous avant de devenir ruisseau; et comme le magnésium qu’il contient (le « sel »). Une légère amertume, un peu d’épice, toujours plus de minéral que d’arômes. Il commence tout juste sa vie, et elle sera longue car sa capacité à gagner de l’existence apparaît sans limite.
Comme souvent en face de très grands vins, les mots manquent, l’imprégnation, l’émotion, sont de nature presque onirique (justement là où les mots sont fuyants), peut-être proches de la poésie.

Vega Sicilia. En présence du directeur technique Xavier Ausás, Michel Bettane a rappelé que ce vignoble de la Ribera del Duero est une propriété exceptionnelle produisant un vin qui transcende le potentiel du tempranillo, pour 90%+ dans l’assemblage des deux vins-phares de Vega Sicilia, L’Unico et le Valbuena.

Initialement réservés à l’usage privé des anciens propriétaires Lecanda y Chaves, auxquels la riche famille Alvarez a racheté le domaine en 1982, ils sont maintenant vendus au public mais en quantités réduites, 300 000 b/an contre 1 million minimum des bodegas espagnoles (60 fin des années 90, 180 en 2003… mais le vignoble ne s’est pas accru dans les mêmes proportions, d’où la forte augmentation des prix du raisin), c-à-d aux clients qui auront la patience d’attendre trois ou quatre ans avant d’être inscrits sur la liste restreinte des acheteurs potentiels.

Vega Sicilia (ci-dessus) est un seigneur des hauteurs, issu de vignes à 760 m d’altitude exposées plein nord, dans un micro climat sur un sol de schiste, de craie et de calcaire qui procurent l’acidité, et non loin d’une source. Des vins à maturation lente, ralentie encore par l’obsession des propriétaires de pousser très loin la notion d’élevage. Vega Sicilia est le seul vin rouge au monde à devoir attendre aussi tard : par exemple, c’est en ce moment que les vins des années 60 atteignent leur équilibre (des sommets d’équilibre), et il est conseillé de n’ouvrir les 1968 et 1970 qu’en 2010. Le vin est apaisé, long, sage, débarrassé des aléa de la vie en bouteille – mutisme, fermeture, léthargie, maladies « de bouteille », etc. Un Vega Sicilia s’achète à partir de 200 €/b. Deux vins étaient proposés, le Valbuena 2005 et l’Unico 1995, millésime particulier

Valbuena 2005vibrant en bouche, jeune expression d’un terroir. On côtoie la pureté arômatique, sans fruit surmûri, bettane2appuyée sur l’énergie du vin, tout en générosité mais sobre. Avec cette fraîcheur caractéristique des grands crus.
Xavier Ausás : le 2005 va longtemps rester expressif et énergique. Nous vendangeons vite, cette année par exemple, 70 tonnes en quatre jours, de sorte qu’il n’y a pas d’écarts de murissement au sein de la récolte.
Michel Bettane (ci-contre): le Valbuena est mis en bouteille en premier mais n’est en rien un second vin, et son style sera sans doute mieux apprécié aujourd’hui car moins modelé par un très long élevage.

Unico 1995l’hidalgo de la Ribera del Duero, une matière quasi immortelle, est l’un des rouges les plus délicats au monde, avec des arômes inimitables — figue et prune, tabac, grillé, café et épices. En bouche, il déploie une ampleur veloutée de tannins élégamment fondus. La fin de bouche compte bien plus que l’attaque : c’est un vin de réflexion.
X. Ausás : « Nous sommes à 100% en bois neuf (50% chêne français; 50% chêne américain, barriques fabriquées en Espagne). Le bois est comme le sel sur l’entrecôte, ce n’est pas l’entrecôte. »
M. Bettane : « Il a donc passé plus de 10 ans dans le chêne, barrique et foudre en alternance... En montant cette dégustation parallèle inhabituelle, j’avais une idée en tête : inciter Vega Sicilia à planter du viognier sur son sol. On verra bien. »

NB. Sur les 220 ha de vignobles du domaine qui lui-même s’étend sur 1 000 ha, c’est le tempranillo (ou tinto fino ou encore tinto del país) qui domine, avec le CS sur certaines anciennes parcelles, ainsi que le carmenère, le malbec, le merlot et le pinot noir français. Les raisins récoltés à la main sont portés en cave dans de petites caisses, puis entièrement égrappés et transportés par tapis roulant aux cuves de fermentation. La récolte des meilleures parcelles est réservée à l’Unico et fermentée sous bois, tandis que l’on place dans les cuves en inox les raisins réservés au « second vin », le Valbuena. Après la fermentation malolactique, qui se déroule également dans de grands foudres de bois, on laisse séjourner l’Unico six mois dans de vieux fûts. Tous les vins sont alors dégustés et l’on décide de leur avenir.

Le Valbuena, qui sera commercialisé après 5 ans d’élevage, séjourne de 11 à 14 mois en barriques de chêne français n’ayant servi qu’une récolte, puis il vieillit au moins un an ½ en b.
Le futur Unico est soumis à plusieurs étapes devant l’amener à la perfection : élevage jusqu’à 2 ans en barriques neuves de chêne français puis dans des fûts de plus en plus âgés, généralement de chêne américain, où il achève son vieillissement pendant 5 ans+ avant mise en b, non filtré. Il est alors affiné pendant 3 ans. Ce n’est qu’au bout d’une onzaine d’années que la vente est enfin autorisée.
L’assemblage habituel de l’Unico reflète la répartition des cépages du domaine : un peu plus de 4/5èmes de tinta del país, 3-5% d’albillo blanc et le reste en CS, M et malbec.

D’après André Dominé, Le Vin, Ed. Place des Victoires, 2006, p.609