CATHERINE BERNARD

22 700 hectares en France, 25 000 en Italie, 91 000 en Espagne, 5 700 au Portugal, 3 000 en Hongrie: au total, l’Europe arrachera 175 000 ha de vignes en trois ans. Il en coûtera 464 M€ cette année, un peu moins les suivantes. La prime à l’arrachage reste un best-seller.

Bûcher symptome à Montaud (Catherine Bernard) C’était en 2002. La crise du vin pointait son nez, et comme toujours, avant les autres vignobles, le Midi dit rouge voyait rouge. Le ministre de l’Agriculture en visite à Montpellier, avait suggéré à titre de remède de réduire le « potentiel de production », soit plus prosaïquement, d’arracher des vignes.
Les Languedociens avaient crié à l’amputation. Ce qui n’est pas tout à fait faux. Déjà ils avaient sacrifié leur vignoble, toujours affiché le plus grand du monde par la taille mais tout de même ramené à 300 000 ha contre 400 000 au début des années 80. Cette fois-là donc, il n’en était pas question.

D’autres remèdes furent prescrits, dont la cosmétique RQD (Reconversion Qualitative Différée), en français: arracher aujourd’hui et replanter dans cinq ans, avec primes il va de soi.

Depuis, la crise du vin s’est installée. Jusqu’à cet été, la France s’est dit-on « battue comme une lionne » contre cette abominable Commissaire européenne libérale Mariann Fischer Boel. Cette dernière voulait, dans le cadre de la nouvelle Organisation Commune des Marchés (OCM), le package de règlements qui régit le marché européen du vin, supprimer les primes à l’arrachage et instaurer à l’autre bout de la vie de la vigne, la liberté de planter ainsi qu’il en va chez nos non moins abominables concurrents des pays dits du Nouveau Monde (Chili, Australie, Argentine, Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande, la liste n’est pas exhaustive). Primes à l’arrachage et plantations soumises à autorisation furent donc sauvées. Il paraît qu’il faut s’en réjouir.

« Les vignes ont pourri ma vie. C’est à mon tour de les tuer »

La semaine dernière, le directeur de Viniflhor (l’organisme qui gère les primes) est descendu – c’est ainsi que l’on nomme les relations géographiques entre Paris et la province – à Montpellier expliquer qu’il n’y en aura pas pour tout le monde tant de part et d’autres de l’Europe, le succès est grand. Comme d’habitude, renouant avec ses démons, le Languedoc tient la corde: 14 742 ha à lui tout seul. Juste pour souligner le trait: 8 ha en Bourgogne.

Au début de l’hiver 2004 – j’étais alors en formation au lycée agricole -, j’ai vu un viticulteur des Corbières faisant valoir ses droits à la retraite refuser les offres de reprise et arracher joyeusement une vigne de syrah. C’était une parcelle rare, plantée dans un canyon sauvage, dans un sol de schistes, taillée en gobelet comme l’est la syrah à Condrieu, sa terre d’origine.

Pourquoi ? « Les vignes ont pourri ma vie. Maintenant, c’est à mon tour de les tuer. » Depuis la révolte des gueux de 1907, il y a dans la transmission des vignes et du travail de la vigne des sauts de génération, les pères poussant les fils à tout faire plutôt que de « reprendre les vignes ». Cela explique en partie le fait que le Languedoc ne connaisse pas bien ses terroirs. Sans mémoire, il n’y a pas de terroir. Cela explique aussi que tout y soit possible, y compris que des « néos » de mon espèce s’installent.

L’hiver dernier, je croyais tenir une proposition de vente d’une petite parcelle, à la taille de mes moyens et de mes ambitions, 30 ares de carignan. Son propriétaire, un jeune viticulteur, par ailleurs chef de culture dans un grand et célèbre domaine, en était très fier. Il la cultivait depuis trois ans en biodynamie. Elle donnait peu (moins de 20 hl/ha) mais bon…

Il l’aurait bien gardée, « mais, c’est la vie, vous savez ce que c’est ! ». La vie ! Cela lui arracherait le cœur, mais s’il ne trouvait pas preneur pour 6 000 €, il arracherait les vieilles souches.

La petite vigne de carignan fut arrachée, la terre gardée. On ne se sépare pas de la terre comme ça. Demain, on pourra y semer du blé dur subventionné et après-demain, quand tout ira mieux, planter, pourquoi pas à nouveau des vignes, avec des droits de plantation de reste dans le portefeuille de l’exploitation. Avec un peu de chance, la plantation sera elle aussi subventionnée comme c’était possible il y a encore deux ans et peut-être encore maintenant. On n’est pas à une absurdité près. Cela vaut grosso modo 6 000 €.

En théorie, le montant de la prime est lié au rendement de la parcelle. En théorie toujours, les agents de Viniflhor se déplacent sur place pour s’assurer de l’existence et du bon entretien de la parcelle – il y a beaucoup de vignes fiscales, c’est-à-dire des vignes à l’abandon mais toujours déclarées.

Très délicatement, le règlement européen accepte qu’au cas où le viticulteur ne connaîtrait pas le rendement de sa parcelle, il demande une prime alignée sur le rendement moyen de l’exploitation. Voilà qui est pratique. Le jeune viticulteur peut nourrir de l’espoir. Les merlots, cabernets et autres cépages qui font les vins de pays d’oc (sic) plantés il y a quinze ans, engraissés à la potasse, irrigués, donnent beaucoup, et font donc remonter la moyenne. Ainsi, continue-t-on avec moins de vignes à malgré tout produire beaucoup.

On arrache d’un côté, on plante de l’autre

On arrache d’un côté, on plante de l’autre, au compte-goutte certes, mais on plante quand même. J’ai, paraît-il miraculeusement, obtenu le droit de planter de l’INAO (garant des appellations d’origine). Pour l’exercer, j’ai acheté des droits. Me voici donc en possession de 37 ares de carignan arrachés payés 334 € au syndicat des vignerons du Roussillon (c’est là qu’il y en avait à vendre). Bien sûr, sur mes terres classées AOC Coteaux du Languedoc je n’ai pas le droit de planter du carignan, ce cépage-symptôme qui tapisse à l’automne de rouge les paysages languedociens, des paysages beaux à mourir.

Bûcher symptome à Montaud (Catherine Bernard)

À l’automne, le carignan tapisse de rouge les paysages languedociens beaux à mourir (Photo Catherine Bernard)

Ainsi la tragédie continue de se jouer. Je ne serais pas étonnée qu’à la mi-novembre, quand Viniflhor annoncera que tous les candidats à l’arrachage ne pourront être servis et que les comptes de la campagne 2008 seront faits, lesquels ne seront pas volumiquement astronomiques, le Languedoc s’enflamme. En vérité, l’arrachage est à la campagne viticole ce que la CGPS a été à la sidérurgie, un plan social massif.

Déjà Viniflhor a dressé une liste de critères de sélection: les plus de 55 ans, la cessation définitive d’activité, l’ordre d’arrivée des dossiers. Ces critères ont peu à voir avec le terroir et le vin.

Il y aura peut-être un jour où l’on appellera un chat, un chat.

Par Catherine Bernard | Vigneronne — 13/10/2008 | 17H — RUE89