Dégustation mémorable le vendredi 17 mars 2006 chez Lavinia, la boutique culte du boulevard de la Madeleine à Paris « Bordeaux 2003, un millésime hors norme ». 2003 on s’en souvient, a été une année de canicule sans précédent de mémoire de vignerons vivants et d’archives existantes.
Il y a du beau monde sur les trois étages du magasin. Les représentants des Crus Classés sont en service commandé pour défendre leurs bouteilles.

D’abord Pontet-Canet (Pauillac, 5ème CC, 76 €). Je suis heureux de revoir Alfred Tesseron et de faire la connaissance de sa dernière épouse : « Quand revenez-vous nous voir à Pauillac ? » demande-t-il courtoisement. Son vin est bien réussi, pas de bois, du végétal, de l’acidité, de la jeunesse surtout. Le 2ème vin, les Hauts de Pontet est à l’unisson, avec un peu moins de tout, à égale valeur. Alfred conseille une consommation rapide du 2003.

Un petit coup de Fargues (Sauternes, 74 €) servi par le marquis de Lur Saluces lui-même (ancien propriétaire de château d’Yquem, devenu propriétaire de Fargues, château dde Sauternes déjà dans la famille). Je lui dis que nous avons été vampés le samedi précédent par l’Yquem1998 offert par Jérôme Ségur (voir billet dans « Lire, voir, boire ») : « N’était-il pas trop jeune ? » s’enquiert le marquis avec componction. Peut-être, mais cette jeunesse-là m’sieur le Marquis, comme disait Carette dans La Règle du jeu, on se damnerait presque pour l’avoir en soi-même chaque matin. Une question à mon tour : « Votre ambition pour Fargues est-elle d’égaler Yquem ? ». Il tend l’oreille puis répond avec précision et une impeccable diction : « Impossible, Yquem combine 115 parcelles sur 105 ha, Fargues est moins étendu et son terroir moins divers ».

Direction Lynch Bages (Pauillac 5ème CC, 72 €) : la grande classe, moins aimable que Pontet-Canet, peut-être plus puissant. Suivi d’un Haut-Bages Averous (2ème vin, 28 €), plus rond, plus prêt à boire. Parlant du 1996 Sylvie Cazes dit qu’il doit être encore attendu, un, deux, peut-être trois ans, peut-être plus, « sinon carafez-le deux fois s’il le faut, au moins deux heures avant. » Je l’interroge sur le 1996 : « c’est le meilleur de la décennie 90 ! il faut savoir l’attendre encore un peu » : relax Bernard (Collet) !

Je goûte le Le Puy (Côtes de Francs, 9,90 €) bien joli, buvable tout de suite, une découverte, bien meilleur que sa prétentieuse cuvée Barthélémy (45 € !).

Un détour par Talbot (St-Julien, 2ème CC, 46 €) : bien, sans plus, mais mieux que le 2nd vin (« Connétable de Talbot », 19 €). Puis par les deux Saint-Émilion Larcis-Ducasse et Pavie-Macquin (44 € et 97 €), frais et féminin pour le premier, beau et fort pour le second. Aucune émotion avec le Haut-Batailley (Pauillac, 5ème CC, 38 €), ni avec Sociando Mallet pas plus qu’avec leur 2nd vin, Les Demoiselles (Haut-Médoc, 35,70 € et 16 €); ni non plus avec Smith Haut-Laffitte (Pessac-Léognan, 52 €) : malgré des nez prometteurs, ce sont des vins exténués par le stress hydrique, affaissés, déjà épuisés. Rien à voir avec le 2004 des deux derniers, magnifiques en primeurs.

Clos Fourtet et Soutard (Saint-Émilion, 90 € et 25,90 €) ne sont pas tellement en forme non plus, François des Ligneris semble abattu par la vente obligée de son domaine : « Je le savais déjà quand vous êtes venus me voir en septembre 2003. Je ne pouvais pas racheter la part de mes sœurs alors nous avons cédé, et je dois partir. Comme dit le poète :  » Ne me secouez pas trop car je suis plein de larmes  » »… (1), larmes qui lui viennent aux yeux, Fred (Maduraud) ! Il va continuer L’Envers du décor (nouvelles chambres pour « pèlerins modestes » au-dessus du restaurant); créer un société de distribution; et transfèrer une partie de ses activités en Corbières, « à côté de chez Philippe » (Courrian, Château Cascadais à St Laurent de la Cabrerisse), il a beaucoup de choses à faire là-bas.

Pas grand chose à dire du Lafon-Rochet (Saint-Estèphe, 44 €), ni des Carmes Haut-Brion (Pessac-Léognan, 60 €) – dont la mention « Haut-Brion » devrait être rayée de l’étiquette, rien à voir.

Le grand scandale c’est Montrose : sans contour, désossé, gras et nonchalant (Saint-Estèphe 2ème CC, à – tenez-vous bien – 250 €). Vous avez bien lu : 250 ! Lincoln (Siliakus), ta théorie sur la nécessité de retour sur investissement dont tu as eu l’intuition lors de la visite des nouveaux chais à notre voyage-dégustation le 17.05.03 (voir Nos Voyages) n’était-elle pas fondée ? Les Charmolüe possèdent 6 Ferrari : à quand la 7ème on se demandait ? Depuis, ils ont vendu aux Bouygues pour « environ » 138 M€ !

Puis Branaire-Ducru 2nd et 1er vin, banals (Saint-Julien 4ème CC, 18 € et 42 €). Nous sommes invités par les Marotteau, ils habitent sur place (rappel: Branaire fait partie du Club des 5 avec Gazin, Pontet-Canet, Canon-La Gaffelière, Smith Haut Laffitte et peut-être pouvons-nous envisager un voyage-dégustation les groupant ?)

À part les deux Pauillac et les trois ou quatre Saint-Émilion, rien n’est vraiment bon, cette année 2003 est plombée. Il n’y avait d’ailleurs personne chez Lavinia pour nous nous bonimenter l’habituel « c’est une grande année », mais juste de l’ « exotique » ou de l’ « atypique » par ci par là : tout est dit. Sans trop escompter d’exceptions, qu’il faut espérer quand même, buvons le nôtre tout de suite, comme suggéré à l’achat du Médoc Le Pey (Bégadan), ou Les Tours de Charmail (2nd vin de ce bon Haut-Médoc de St-Seurin de Cadourne), vendu en quasi totalité à l’épicerie de luxe londonienne Fortnum & Mason avec une étiquette générique « Haut-Médoc ».

Et attendons 2004 pour investir dans un vrai millésime.

DANIEL BERGER- 18.03.06 – 966 mots – Illustrations de Ch. Martin tirés d’une brochure NICOLAS de 1927.
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(1) « C’est sur la peau de mon cœur que l’on trouverait des rides. Je suis déjà un peu parti, absent. Faites comme si je n’étais pas là. Ma voix ne porte plus très loin. Mourir sans savoir ce qu’est la mort, ni la vie. Il faut se quitter déjà ? Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes ».
Henri Calet (1904- 1956), in Peau d’ours (notes entre 1951 et 1956). On ne sait pourquoi, cette citation apparaît fréquemment un peu partout : les larmes masculines peut-être, le compassionnel, ou la mode de la mélancolie, le retour du dolorisme ? Buvons donc !