DANIEL J. BERGER

Un peu confesseur, un peu psychothérapeute, il écoute, comprend, prescrit. C’est le caviste. On a besoin de lui : comme filtre entre les offres du web, les pseudo promotions, les primeurs qu’on regrette plus tard, et le vignoble toujours en mutation. Comme informateur, car il connaît les vignerons. Comme conseil sur le meilleur rapport prix/qualité-plaisir. Et comme compagnon avec qui on peut discuter.

Mmmm… ton vin! vous entraîne dans une série de portraits de cavistes à Paris et en Ile de France et, au hasard de nos voyages-dégustations, des régions d’Europe et d’ailleurs.
Première halte:
La Cave des Gobelins dans le 13ème arrondissement de Paris.

« Confesseur, psychothérapeute, moi, je comparerais plutôt notre commerce à celui de pharmacien — proximité des clients, écoute, conseil », rétorque Eric Merlet, le propriétaire de la Cave des Gobelins (à gauche), ajoutant : « avec en plus la fidélité à nos fournisseurs, les vignerons. »

L’établissement vient de fêter ses 90 ans (à droite) et porte toujours le nom de Bernard Merlet : « c’est mon père qui l’a acheté en 1967 et j’y suis né. J’ai été élevé au milieu des barriques.« 

Souvenirs des mouvements de tonneaux livrés chaque matin de la halle aux vins de Bercy et de Charenton, ou venant directe- ment de province : « mon père se levait à cinq heures pour sortir les vides et entrer les pleins, il y avait quatre employés pour mettre en bouteilles, on travaillait encore en marchands de vin — on ne disait pas encore cavistes —, qui allaient « porter en ville. »

Porter en ville, ça voulait dire aller livrer. Eric Merlet s’en souvient aussi: l’ami de son père, le caviste pionnier Jean-Baptiste Chaudet l’emmenait tout minot en tournée dans son triporteur (1). Livrer ça voulait dire monter dans les étages avec les casiers de 12 en bois, redescendre les bouteilles consignées ou d’occasion. Ça voulait dire aussi n’être souvent payé qu’en fin du mois. Puis revenir laver les bouteilles dans des baquets derrière la boutique, les remplir en tirant le vin au fût, servir la clientèle, livrer à nouveau, etc. : « c’est pas si vieux… On a continué la mise en bouteilles jusqu’il y a presque 10 ans, en collant nos étiquettes nous-mêmes. »

Autres temps, autres mœurs: derrière la boutique, là où Bernard Merlet entreposait les tonneaux, son fils Eric stocke les caisses.

« Le métier de caviste, c’est la maison Nicolas qui l’a inventé. » Il en sait quelque chose Eric Merlet, lui qui a tenu une boutique du réseau Nicolas après une formation maison : « mon père m’avait demandé d’apprendre le métier pendant cinq ans, mais ailleurs qu’à la Cave. »

Il a donc pas mal ramé, comme garçon de café (« pas facile à vendre le vin« ), vendeur-livreur, puis concessionnaire Nicolas pendant trois ans, rue des Dames « pas loin de la place Clichy, une clientèle exigeante et bigarrée, du petit fils de Tolstoï aux travestis des boîtes du quartier et aux bras cassés des Batignolles… Ça oui, je l’ai appris mon métier. »

Non sans avoir auparavant tâté de la publicité d’abord en agence puis dans la communication d’une AOC du Languedoc.
Il en a gardé des méthodes de vente et d’animation — inviter régulièrement les clients à des dégustations au magasin, leur raconter les vignerons et leur vignoble — et accru son feeling de la clientèle : « j’ai repris le magasin à 28 ans, le 1er avril 1998, c’est pas une blague: je voulais aller quelques jours en vacances avant, mais ce sont mes parents qui sont partis en me laissant les clefs. Je n’avais quasiment pas travaillé avec mon père et il a fallu que je me débrouille au pied levé. »

Pendant que nous parlons, la propriétaire du champagne Charpentier débarque de la Marne pour livrer ses caisses. Eric Merlet a conseillé à ses fournisseurs-amis de venir faire le tour de leurs revendeurs : « au fait, samedi nous faisons une dégustation de champagnes qui vaudra le coup! Il y aura aussi des vins de Moselle allemands » lance-t-il.

La Cave des Gobelins a un nombre de références qui oscille entre 450 et 500, une bonne partie en Bordeaux, surtout milieu de gamme depuis que les Grands Crus sont devenus intouchables.

« On n’est plus à l’époque de mon père qui avait des Haut-Brion… en 1967 le 1950 était à 34,50 F au catalogue, le Château Talbot 1949 à 87,50 F, le Yquem 1956 à 54 F ! Sans parler du Domaine de Chevalier à 9,50 F… »

Elle vend chaque année 10 000 bouteilles d’une cuvée maison en AOP Bordeaux à 4 €/b, mis en bouteille par Philippe Rénier de Château Fontbonne, un entre-deux-mers situé non loin de Langon, à Faleyras (33760).
Photos: à gauche, le père, Bernard Merlet.
À droite, en haut, l’ancienne étiquette de leur cuvée (en biais délibérément); en dessous, l’actuelle.

Les émotions du vin : recevoir et redonner

Eric Merlet apprécie tout autant la Bourgogne. Et le Beaujolais, qu’il chérit et où il a son réseau. Sans exclure d’autres régions. La cave présente aussi une belle carte de whiskies et portos. Et voit passer 70 à 80 clients par jour, la plupart du quartier, certains chaque semaine. « La clientèle se féminise, les femmes n’achètent pas ce que leur mari demande, elles viennent choisir elles-mêmes, et Evie conseille ses habituées, moi les miennes. » Une petite octogénaire à béret trottine en tirant son caddie, elle cherche un « bon côtes du Rhône pour aller avec un bœuf cocotte: j’ai mes petits-enfants à dîner samedi soir.« 

(ci-contre Evie et Eric Merlet)

Il s’efforce d’être un éco-gestionnaire, fait son bilan chaque mois et pense que l’argent doit circuler vite: « quand j’ai vendu une bonne bouteille ou un lot, je n’attends pas les 60 jours fin de mois, je paye les vignerons tout de suite. »

Certains cavistes se racontent, d’autres sont pédagogues, d’autres encore plutôt directifs, tous sont passionnés et quelques- uns poètes. Eric Merlet lui, se sent passeur. Sa devise: faire savoir le savoir faire de ses vignerons, il les connaît tous et leur rend visite pendant ses vacances. Son principe: ne pas mentir aux clients. Ni à soi-même, sous entendu ne pas céder aux modes — des belles bouteilles qui restent en rayon, du bio, des vins naturels ou sans soufre, ou du champagne ultra brut zéro sucre: « je ne suis pas à la recherche systématique de la découverte, et pourtant chaque année, je redécouvre les vins que je crois bien connaître. Ce qui m’importe c’est de transmettre aux clients l’émotion que me donnent les vins que je vais leur vendre.

Bon allez, je vous quitte, il faut que j’aille chercher mon petit dernier à l’école. »

[Rencontre du 22.11.12]

(1) Caviste légendaire de la rue Geoffroy St-Hilaire au milieu du siècle dernier. Lire son Marchand de vin aux éditions JC Lattès, 1977. L’autre géant du quartier à l’époque était Jean-Baptiste Besse, sur la montagne Ste Geneviève. Tous deux sont décédés. La cave de Chaudet a disparu, celle de Besse a été transformée en magasin d’antiquaire de vins, De Vinis Illustribus.