AULU-GELLE

Nuits attiques (Noctes atticae) de l’auteur latin Aulus Gellius (130-180 après JC) peut être considéré comme un « blog antique » — notes, souvenirs, apologues, chroniques, paraboles et essais qui d’adressent, comme nos posts d’aujourd’hui, au plus grand nombre sur un ton amical et ironique.
Des morceaux choisis de Nuits attiques ont été publiés en français en 2006, commençant par cette dédicace de l’auteur : « Quelques petits rappels, certes fort modestes, mais ni trop rabougris, afin que le désir d’apprendre y trouve à se nourrir, ni trop froids, afin que l’esprit s’y réchauffe et s’y divertisse… »

L’expression latine in vino veritas revêt la même signification dans plusieurs civilisations et sert à d’innombrables titres de livres, revues, associations, blogs en France ou aux USA et ici, à un chapitre de ces Nuits « attiques » parce que rédigées en Grèce.

« Âgé de presque soixante-deux ans, le philosophe Aristote, malade et physiquement diminué, n’avait plus guère d’espoir de vivre bien longtemps. Tous ses disciples vinrent ensemble le trouver, le suppliant de choisir en personne celui qui lui succéderait dans son enseignement et ses responsabilités, afin qu’après sa mort ils puissent s’en remettre à cet homme pour approfondir l’étude des sciences qu’il leur avait apprises.

L’école comptait nombre d’hommes qui présentaient les qualités requises. Deux, toutefois, sortaient du lot : Théophraste et Eudène. Ils surpassaient les autres tant par l’intelligence que par l’érudition.

Théophraste était originaire de l’île de Lesbos, tandis qu’Eudème était rhodien.

Aristote répondit à ses disciples qu’il s’exprimerait lorsqu’il le jugerait opportun.

Peu de temps après, en présence de ceux qui avaient formulé la demande, Aristote déclara que le vin qu’il buvait habituellement était âpre, malsain et incompatible avec son état de santé. Il lui fallait un vin étranger, un vin de Rhodes ou de Lesbos. Il demanda à ses disciples de lui rapporter du vin de ces deux régions : il utiliserait celui des deux qui lui semblerait le plus bénéfique.

Gouache d’André Derain in « Le Génie du vin »

Aristote demanda le vin de Rhodes et le goûta. « Ma foi, dit-il, c’est un vin ferme et plaisant. » Puis il se fit servir le vin de Lesbos, le dégusta et conclut: « Ces vins sont tous deux d’excellents crus, mais celui de Lesbos est plus agréable.»

À ces mots, plus personne n’eut le moindre doute : avec tact et finesse, il venait par cette remarque de désigner son successeur, et non le vin.

Celui qui venait de Lesbos, c’était Théophraste, un homme fort agréable à écouter autant qu’à fréquenter.

C’est ainsi que, peu après la mort d’Aristote, tous les disciples se placèrent sous l’autorité de Théophraste *. »

En manière de conclusion : le goût des convives avant celui du vin ? Pourquoi ne pas servir le vin à ses convives avec comme critère premier leurs préférences ? Pourquoi même ne pas le servir en fonction de ses propres préférences pour l’un(e) ou l’autre de ses convives ?

Comme le vin est présent à de nombreuses reprises dans les vingt livres de ces chroniques et maximes d’Aulu-Gelle Vinu edormiant, Vinum exoticum, Vinum mulieribus Romanis ad quid interdictum ? —, nous ne manquerons pas d’y revenir.

Aulu-Gelle, Petites histoires de grands hommes, Les Nuits attiques, morceaux choisis, traduits du latin, présentés et annotés par Fabrice Émont, éditions Arléa, octobre 2006, 230 p., 22 €.
* Théophraste est le surnom (« celui qui parle divinement ») donné par Aristote à son élève préféré dont le vrai nom était Tyrtamos. Auteur prolifique dont l’œuvre est presque entièrement perdue, Théophraste est surtout connu par ses Caractères, recueil de portraits illustrant les travers du comportement humain. Au XVIIème siècle, l’auteur français Jean de La Bruyère l’a traduit et s’en est inspiré.