DANIEL FILIPACCHIExtrait de ses Mémoires (1)

« Si Frank (2) n’avait pas été là, il m’aurait été impossible de travailler longtemps avec Norman (3). Frank savait le prendre, sans jamais le contrarier. De plus, ils parlaient longuement ensemble d’un de leurs sujets préférés : le vin. Ils avaient tous les deux la prétention d’être de fins connaisseurs. Cela m’agaçait. J’ai toujours pensé que les œnologues professionnels sont souvent des bidonneurs, faciles à confondre. Et les amateurs encore plus.

Je fis à Frank un coup qu’il ne me pardonna pas facilement.

De retour de Londres, un dimanche à Marany, dans la maison qu’il avait achetée à Jean Pech, l’associé de mon père, je lui offris une boîte de conserve contenant de la poudre de vin rouge.

— Tu te fous de ma gueule, me dit-il, tu ne crois quand même pas que je vais boire du vin en poudre !
— Tu as tort,
dis-je, ce n’est pas mauvais. Ça vaut un bordeaux style wagons-lits (4). Je vais te le préparer.
— Allez, arrête tes bêtises.

Je repris ma boîte. La semaine suivante, je revins avec un petit bidon dans lequel j’avais versé une bouteille du vin préféré de Frank : le Château Margaux, une année correcte, j’ai oublié laquelle.
Il remplit un demi-verre de ce vin, le porta à sa bouche et, avec une expression dégoûtée, se précipita à la fenêtre pour le recracher bruyamment.
Je sortis de ma poche l’étiquette de la bouteille de Château Margaux que j’avais soigneusement décollée et la lui mis sous le nez.

Notre amitié résista à cette épreuve, mais ce fut limite. »

(1) Daniel Filipacchi, Ceci n’est pas une autobiographie, p. 241 et 242, Ed. Bernard Fixot,  Paris, 2012.

(2) Frank Ténot, partenaire et ami de Filipacchi pendant 50 ans, d’abord dans l’émission d’Europe 1 Pour ceux qui aiment le jazz, et dans la constitution du groupe de presse Hachette-Filipacchi (Jazz Mag, Salut les Copains, Mademoiselle Âge Tendre, Lui, Playboy France, Match, édition de livres, sur la peinture notamment, ...) décédé en 2004. Frank Ténot était un « grand amateur de grands vins », membre de la Société des Œnarques, association de fins dégustateurs qui comprenait les « ex » Bernard Ginestet (Margaux), Bruno Prats (Cos d’Estournel), Pierre Veilletet (rédacteur en chef de Sud-Ouest), Bernad Delmas (Haut-Brion), J.-F. Moueix, Jean-Paul Kauffmann… Voir La mémoire des Œnarques de B. Ginestet, Ed. Mollat à Bordeaux, 1998.

(3) Norman Granz, agent des stars du jazz comme Ella Fitzgerald ou Oscar Peterson, organisateur de concerts et de tournées internationales, créateur du JATP (Jazz At The Philharmonic), décédé en 2001.

(4) Allusion au Château Pontet-Canet (Pauillac) dont jusque dans les années 70, une bonne partie du chiffre d’affaires provenait de la diffusion exclusive à la Compagnie des Wagons Lits (en 1/2 bouteilles notamment). Depuis, Alfred Tesseron l’a repris et en 40 ans en a fait l’un des top ten de Bordeaux, et le plus grand domaine du Médoc en biodynamie actuellement (82 ha).