Premier post d’une série de dix sur un voyage organisé pendant les vendanges 2014 par les syndicats des Graves et de Pessac-Léognan
Chaque article fait référence à un écrivain.

1. NOCTURNE AU CHÂTEAU CARBONNIEUX.
Inspiré par Patrick Modiano (La Ronde de nuit).

Nantes Bordeaux, en TGV la France est belle. Gare Saint Jean la nuit m’attend. Sous la grande verrière le son enveloppe échos lointains, hauts parleurs et avertisseurs de trains étrangement lents, je le connais bien ce son et depuis longtemps. Sur ma feuille de route « arrivée à 21h07 train n° 3837 », rien d’autre. Je fais le tour des taxis réservés devant la gare côté hôtels : château Carbonnieux ? Non. J’attends encore et puis laisse un message à l’attachée de presse du syndicat des Graves. Pas de réponse.

La lune ocre se reflète dans la Garonne que longe le taxi, direction Pessac, le chauffeur connaît, il file, D’Angelo à la radio, Voodoo. Appel de Philibert Perrin, il m’attend au parking Belcier derrière la gare et non devant, on ne vous l’a pas dit ? Bon alors pour entrer à Carbonnieux, attendez que mon oncle vienne vous ouvrir, je vous rejoins.

Le taxi me dépose devant un perron patricien du XVIIème (à droite), arrive en Porche Carbonnieuxmême temps une Mercedes âgée, celle de l’oncle René Leriche venu de son château Le Sartre tout proche, enchanté de faire votre connaissance, il m’indique le grand escalier, je le remercie, nous nous reverrons monsieur. Arrivé au premier étage je débouche dans le grand salon où Madame Perrin regarde la télévision, elle m’accueille en m’indiquant la porte de la chambre au fond, à gauche de la fameuse cheminée dont les cariatides ont été détruites avant l’arrivée de la famille ici, mettez-vous à l’aise je vous en prie, retrouvons-nous en bas. Un petit dîner vous attend, c’est très simple. Mon fils va arriver…

 


 

Me voilà face à Monsieur Philibert, comme dans La Ronde de nuit de Modiano, le Kédhive et Monsieur Philibert, swing troubadour. Rien à voir. Je pense aussi à Philibert de Laguiche, propriétaire d’une moitié de Montrachet qui préférait servir du Mouton Rothschild à ses convives bourguignons, selon lui de meilleure charpente sur un lièvre à la royale qu’un bourgogne.* Autre nom, dans le Modiano paru ensuite, Les Boulevards de ceinture, Monsieur Pessac : cette fois, à Léognan, ça correspond.

C’est d’abord un petit bouillon au vermicelle. Puis une tranche de dindonneau, du fromage. Et une sorte de flan feuilleté présenté par madame Perrin, qui s’est retirée. Bonheur sérieux du Carbonnieux rouge 2008, j’aime sa distance, il demande respect, « un mordant indescriptible, sinistre et grave, qui n’est pas du tout désagréable » selon l’expression de Richelieu.**

Je lui dis que nous nous sommes déjà rencontrés cinq fois, deux à l’entrepôt de la porte d’Aubervilliers où le marchand disparu Léonelli faisait des ventes de bons vins à bons prix, vous aviez acheté une caisse de Bois-Martin s’était alors souvenu Philibert; au concours Top Vinis où j’étais juré, lui arrivé 1er devant une vingtaine de confrères pour la communication de Château Carbonnieux : « était-ce mérité ? » ironise-t-il avec modestie; puis encore deux fois ici même, l’une lors de la visite d’un groupe Mtonvin juste avant la Fête de la Fleur *** qui s’y tenait en 2001, et l’autre au dîner du dernier concours Les Citadelles du vin. Il acquiesce en souriant poliment.

Philibert est d’une grande courtoisie, madame Perrin m’a dit avant qu’il n’arrive vous qui avez connu mon mari, vous allez le retrouver, il lui ressemble beaucoup. Je lui parle d’Algérie. Savez-vous que Philibert est le prénom de son arrière-arrière-grand-père, un ami de Lamartine ?
Écoute le cri des vendanges
Qui monte du pressoir voisin
Vois les sentiers rocheux des granges
Rougis par le sang du raisin

–« je ne suis pas poète, je suis vigneron » aurait dit la « cigogne larmoyante » comme l’appelait Lautréamont, il avait trois vignobles autour de Mâcon, on ne le sait pas forcément. Retiré dans son château de Monceau à Prissé et absorbé par son Histoire des Girondins, Lamartine charge Philibert, l’ancêtre, d’aller lui trouver des terres en Algérie, tout juste colonisée. Suite aux revers de fortune de l’homme politique, ses vignes le ruinent, Philibert crée donc son propre vignoble dans la région d’Oran, que va développer son fils Anthony — le prénom du père du Philibert devant lequel je suis ce soir dans la cuisine voûtée du château Carbonnieux. Pourquoi faut-il parler des familles quand il s’agit de vin ? Peut-être que la vigne, liane maîtrisée et éduquée, appelle la lignée.

Reprenons : le premier Philibert Perrin achète donc une grande propriété vers 1845 près de l’agglomération de Sidi Bel Abbès. Jusqu’au début du XXème siècle son fils Anthony exploite le domaine, baptisé Château Tirenat-les-Pins, plante et développe 400 hectares; participe à l’essor du vignoble algérien; meurt trop jeune (1912). Dès avant 1939-45, son fils Marc sent se lever le vent de l’histoire; comprend au début des années 50 que les « événements » vont mettre un terme à l’Algérie française.

En partie exproprié par l’armée américaine qui veut construire une base aérienne près d’Oran, Marc Perrin vient en France en 1956 avec son fils Antony (le h a sauté), 16 ans, et investit son indemnité dans l’achat de Carbonnieux, qu’il préfère au Tuquet **** non loin à Beautiran (120 ha), et à Rauzan Ségla à Margaux (70 ha) : Carbonnieux est près de l’agglomération de Bordeaux. Les vignes, à peine 30 ha en état, sont en décrépitude et les bâtiments moyenâgeux à l’abandon depuis 1918.

Carbonnieux 1

Le château Carbonnieux est une ancienne ferme de type gersois aux dimensions impressionnantes, construite fin XIVème par Raymond ou Ramon Carbonius, fortifiée de quatre tours. La chambre où je suis hébergé est au coin de la tour de droite.

Tony replante; développe le vignoble jusqu’à 90 ha d’un seul tenant; reconstruit ceux de Haut-Vigneau, Lafont Menaut, Bois-Martin et Le Sartre ; participe à l’essor des Graves et de Pessac-Léognan; devient président de l’Union des Crus Classés; meurt trop jeune (2008).

Depuis, ses enfants Philibert, Eric, son frère aîné né en Algérie et leur sœur Christine, gèrent l’une des plus grandes et prestigieuses exploitations familiales des Graves, et de Bordeaux en général, cœur d’une entreprise d’une quarantaine de personnes, dont les anciens locaux d’exploitation sont réorganisés pour accueillir le public, Philibert : « l’œnotourisme prend la place de la vie de famille, il m’arrive de regretter ce temps, mais nous croyons à l’ouverture de la propriété aux visiteurs. » *****
Les 3 PerrinJe me souviens de la gentillesse de leur père Antony me guidant dans l’immense caveau (24 000 bouteilles, les plus anciennes remontant à 1904) pour chercher trois rouges 1996 que je lui demandais (pour « rendre » à un ami mayennais sa dégustation de trois 1986); simple et attentif, réputé ne dire de mal de personne et dont personne ne disait de mal; souvent souriant; il se montrait intéressé par l’idée d’un pendant du festival du film d’histoire à Pessac, un festival du film de vin à Léognan, suggéré en 2007 à son ami Tristan (Kressmann, propriétaire de Latour-Martillac tout proche, parrain de ce blog), qui n’a pas abouti.

Philibert me montre la porte dérobée, un raccourci vers la cuisine où nous prendrons le petit déjeuner demain matin, donnant sur l’escalier descendant à l’ancien bureau de leur père qu’il partage avec Eric — où depuis 35 ans sont accrochés un tableau et une photo de Tirnat-les-Pins : « le jour où nous referons ou déménagerons le bureau, ils auront toujours leur place !  »

La chambre est logée au coin de la tour sud est. Proportions majestueuses, lustre de cristal, lampes nombreuses réparties sur de petites tables, armoires-penderies de chaque côté du lit aux oreillers dodus, carafe et bouteilles d’eau sur une commode, c’est la chambre des grands-parents m’a confié l’oncle René Leriche. Baignoire, douche, bidet, toilettes, miroirs en abyme, la lune par la lucarne à travers les branchages immobiles : comment ne pas bien dormir ?
DJB 3

 

 

DANIEL J. BERGER

 

 

 

À SUIVRE : LA QUÊTE DU GRAVES

* Cité par Jean-Robert Pitte dans Bordeaux Bourgogne, les passions rivales p. 17 (Collection Pluriel, Hachette Littératures).
** Citée par Jay McInerney dans Bacchus et moi, Editions La Martinière 2013. Il s’agit non du Cardinal (1585-1642) mais du Maréchal, son petit-neveu, Louis (1696-1788), duc de Richelieu et de Fronsac, filleul de Louis XIV, gouverneur de Guyenne, qui appréciait le bordeaux et l’avait introduit à la Cour, laquelle ne buvant jusqu’alors que du bourgogne et du champagne, avait surnommé le nouveau vin la « tisane du Maréchal ».
*** Fête de la Fleur (de la vigne) : rendez-vous annuel organisé par la Commanderie de Bontemps qui accueille rituellement le temps d’une soirée prestigieuse dans un grand château, différent à chaque édition, environ 1 500 personnes du gotha bordelais du vin.
**** propriété aussi chargée d’histoire ayant appartenu à la famille du Père de Foucaud.
***** Une moyenne de 40hl/ha soit environ 500 000 b/an comprenant outre Château Carbonnieux, les 2èmes vins Croix de Carbonnieux et La Tour Léognan (jeunes vignes); auxquelles s’ajoutent Haut-Vigneau propriété d’Eric Perrin (20 ha), environ 110 000 b/an, et Lafont-Menaut propriété de Philibert (15 ha), environ 80 000 b/an; sans oublier les deux propriétés en GFA (famille Perrin) : Bois-Martin (10 ha) environ 50 000 b/an et Le Sartre (36 ha), environ 110 000 b/an en rouge et 50 000 b/an en blanc y compris les 2èmes vins « S »; soit un impressionnant total d’environ 900 000 b/an, tous en AOC Pessac-Léognan.