DANIEL J. BERGER

C’est prouvé, l’eau protège le vin ! Température constante, obscurité, placidité (sans vibrations), pas de vie microbienne ou végétale, telles sont les caractéristiques idéales qu’offre le milieu aquatique pour la conservation du vin en bouteille. On n’a pas oublié que le plus vieux champagne connu a été remonté « intact » après 200 ans passés à 60 mètres au fond de la mer; ni celui du Titanic parfaitement conservé à
3 800 mètres 75 ans durant.
Le quotidien Sud Ouest a récemment publié un article sur une future cave à vin immergée dans le golfe de Gascogne. Ce n’est pas le premier ni le seul projet du genre. Plongeons-y voir.

La mer a pendant deux bons siècles préservé les qualités essentielles de ce qu’on croit être le plus vieux champagne recensé à ce jour — 30 bouteilles de Veuve Cliquot produites entre 1782 et 1785, avant la Révolution française donc. Elles ont été repêchées en 2008 à l’intérieur d’une épave échouée fin XVIIIème siècle, par 60 mètres de fond, près des îles Aland en mer Baltique. 225 ans après sa mise en bouteille, un dégustateur suédois incrédule, Carl-Jan Granqvist, l’a trouvé « doté d’arômes de tabac et de chêne, doux comme le voulait le goût de l’époque mais ayant conservé son acidité ”,

 ajoutant: “ le milieu du bouchon est resté sec, le vin a encore son fruit, de la fraîcheur, il se tient parfaitement: c’est fantastique ! ”.

Dix ans auparavant, en 1998, avait été découverte l’épave du cargo suédois Jőngkőping torpillé par un sous-marin allemand en 1916, transportant 3 000 bouteilles de Heidsieck & Co Monopole 1907 (ci-dessous publicités et collerette d’époque) destinées à la cour du Tsar Nicolas II — qui en commandait plusieurs centaines de milliers par an (oui! centaines de milliers). Après ce long séjour marin à 3–4º, 2 400 bouteilles étaient parfaitement conservées. En ouvrant la première, le plongeur qui les avait remontées a entendu le « pop » du bouchon, vu la mousse jaillir abondamment et observé de fines bulles, celles d’un champagne non pas sec comme notre brut l’est aujourd’hui, mais sweet, plus doux encore que le demi-sec qu’on a eu l’habitude de boire jusqu’au milieu du XXème siècle au moins. Selon les termes du Californien qui a obtenu l’exclusivité de la vente dans son Etat, le liquide est demeuré « dans un état d’animation suspendue. »

C’est le fameux Heidsieck Monopole 1907 dit ‘Goût Américain’, parce qu’adapté aux palais des consommateurs d’outre-Atlantique amateurs de sucré, qui avait été embarqué à bord du Titanic il y aura 100 ans le 10 avril prochain. Et aussi du Heidsieck Blue Top Brut non millésimé et d’autres marques dont certainement Montebello. Les registres de la compagnie font état d’un total de 63 caisses de champagne (soit 756 bouteilles destinées aux 500 passagers de 1ère et 2ème classe sur 4 jours de traversée), ce qui paraît relativement peu en comparaison des 20 000 bouteilles de bière, 1 500 de vin, 850 d’alcools et spiritueux, et 15 000 d’eau minérale. Une certaine confusion entoure ces flacons précieux, commercialisés notamment par une discrète association people auprès de riches acheteurs (on parle de 30 000 $/b). À la dégustation des experts, les septuagénaires dont on n’a jamais connu le total exact, ont montré un étonnant équilibre, une effervescence bien présente et une teinte dorée et nette.

On a constaté que les bouchons des bouteilles de vin tranquille qui, contrairement à l’eau, admet une certaine compressibilité en raison de la proportion d’alcool qu’il contient, avaient implosé. Tandis que le muselet et le bouchon de champagne, soumis à une forte pression à l’intérieur des bouteilles de verre épais, n’avaient pas bougé. C’est que le vin effervescent et la bière contiennent du CO2 dissous sous forme d’acide carbonique et que la pression qui s’exerce à l’intérieur de la bouteille les protège contre celle du fond de la mer estimée ici à environ 400 bars, donc considérable.

Bouteilles de vin repérées parmi les débris du Titanic par 3 800 m de fond dans l’océan Atlantique. La photo a été prise lors de l’expédition Franco-Americaine de 1985 qui a la première identifié le lieu du naufrage. Image: Woods Hole Oceanographic Institution.
« Perdu ce vin, ivre les ondes !… / J’ai vu bondir dans l’air amer / Les figures les plus profondes… » (Paul Valéry).

À côté de ces cas prouvés de parfaite préservation, on doit pourtant mentionner la déception provoquée par le Moët & Chandon 1898 remonté en 1981 du « RMS Republic » dont l’épave était au fond depuis 1919 : le champagne qui avait déjà 20 ans d’âge au moment du naufrage, paraissait pourtant robuste, avec un goût franc et une blondeur de bière. Mais une fois remontées à la surface, les bouteilles ont révélé une odeur de soufre due à ce qui pourrait pourtant bien être une bactérie, itinérante au fond de la mer. Et Christie’s n’a pas voulu en mettre une seule aux enchères.

Plusieurs caves sous-marines en fonctionnement et en projet.

Même si l’on voit qu’un long séjour en milieu marin salé prolonge la jeunesse du vin et maintient sa tenue, grâce notamment à une concentration de CO2 meilleure qu’à l’air libre, on n’a pas encore établi de manière scientifique en quoi précisément ses effets sont bénéfiques. Cela n’empêche pas plusieurs projets de caves sous-marines de se développer sous différentes latitudes.

Par exemple, celui de Jean-Louis Saget, viticulteur à Pouilly-sur-Loire, qui depuis 1995 immerge par 25 m de fond son Pouilly fumé (sauvignon) dans des bouteilles cirées, au large de Noirmoutier. Après plusieurs dégustations d’oenologues et de sommeliers, l’expérience a été jugée concluante, inspirant à des promoteurs japonais le projet, fort onéreux, d' »aquariums de vins » pour restaurants côtiers.

Autre expérience, celle du producteur chilien Viña Casanueva qui propose un assemblage muscat-chardonnay et un cabernet élevés dans l’océan Pacifique. Les bouteilles immergées un minimum de 6 mois à une température constante de 8°, sont tout bonnement étiquetées Cavas Submarinas. L’idée est venue au gérant du vignoble Viña Casanueva situé dans la région d’Itata à 60 km de l’océan, en apercevant une caverne emplie de bouteilles et d’autres objets précieux lors d’une plongée. Il ne lui en pas a fallu plus pour fantasmer sur les mystères et mythes marins et lancer son idée marketing: vanter le milieu marin « profond » (quelques mètres tout au plus), de compagnonnage des poissons (!), de courants marins caressant les bouteilles, et du soleil bienfaiteur dont les rayons sont filtrés et réfléchis par le sable blanc du fond, tout cela à l’opposé des critères jugés indispensables à la garde. Plusieurs restaurants de bord de mer font remonter par des plongeurs les bouteilles dès que commandées au sommelier (photos ci-dessous et clip).

cavas submarinas dive video 2


Autre expérience notable, celle que mène un viticulteur bordelais de 34 ans, Franck Labeyrie
(photo ci-dessous),  

propriétaire du Château du Coureau à Haux (Gironde), qui produit des Côtes de Bordeaux. En 2009, il a eu l’idée d’utiliser la technique d’immersion des ostréiculteurs du bassin d’Arcachon. Il a obtenu une concession pour faire reposer au banc d’Arguin, entre 6 et 8 mètres, 8 000 bouteilles baptisées « Blanc des cabanes ». Naturellement recouvertes après 6 mois d’immersion de petits coquillages et concrétions marines (photo n°2 ci-dessous), les bouteilles sont vendues non pas en cartons mais dans des bourriches à huîtres.

Fort de cette première expérience qu’il juge encourageante, Franck Labeyrie s’est associé à Jean-Michel Berud, fondateur de la société de services maritîmes Jifmar, qui a participé au renflouage de l’épave de l’Airbus A320 au large du Canet en Roussillon. Leur objectif est d’immerger 10 000 b dans la fosse de Capbreton à 150 km des côtes, à grande profondeur et pour 10 ans. Un test va d’abord être tenté avec 600 b de rouge et de liquoreux du château de Coureau, bouchon ciré et plaque d’identité en inox gravé pour chaque flacon. Les associés cherchent des partenaires, une maison de champagne par exemple, et des fabricants de rhum, de cognac, d’eau de vie. Sud Ouest précise qu’un robot descendra chaque année surveiller l’état des conteneurs et que des prélèvements seront dégustés à Vinexpo tous les deux ans.

L’ambition de F. Labeyrie qui a convaincu sa famille, est de « démontrer les bienfaits de la conservation de nos bouteilles en milieu sous-marin. C’est pourquoi nous avons instauré un véritable protocole scientifique pour tenter d’évaluer et de comparer l’évolution de la maturité de vins en eaux profondes avec les mêmes élevés dans nos cuves.
Il va plus loin  : « Si le vin élevé en mer ne s’oxyde pas, pourquoi ne pas l’imaginer sans sulfites ?  » (*)

Retarder le cours du temps ou retrouver le goût d’antan ?

Cette inaltération de la qualité du vin en milieu aquatique pourrait nous aider à dépasser enfin la déception provoquée par la dégustation de bouteilles anciennes, dont le contenu devenu trop vieux n’est plus guère considéré que  comme une curiosité pour spécialistes : l’attente est plus précieuse que le moment (de la dégustation décevante).

Comme nous observons un meuble ou tableau d’un siècle précédent, regardons un film muet, comme nous portons un bijou ancien ou lisons un vieux livre — dont le texte peut être reproduit alors que, comme l’a dit Georges Bardawil, « en vin, il n’est de chef d’oeuvre qui ne se pisse  » —, nous aimerions boire de l’histoire. Et pour aborder l’Histoire, 60 années sont un délai minimum. Il faut donc que les bouteilles puissent être conservées intactes pendant ce laps de temps indispensable.

L’évolution organique du vin plongé dans l’eau étant si ce n’est bloquée tout au moins considérablement ralentie, on postule qu’il va se présenter à la dégustation dans le quasi même état qu’à sa naissance, nous ramenant à l’époque, révolue, de sa mise en bouteille. Avec tout ce qu’implique ce retour en arrière — nostalgie des goûts disparus et regard en arrière sur notre ascendance : ce que buvaient nos aïeux nous replongerait dans leur milieu de vie, en ces maisons de famille séculaires où évoluent leurs descendants, c’est-à-dire nous, qui stockons nos vins d’aujourd’hui dans les caves d’hier traversant le temps et grimpant aux arbres généalogiques.

Que voulons-nous faire remonter, quels arômes, sensations, souvenirs voudrions-nous retrouver au présent ? Du vin « franc de pied » ? (**) Des « vins typiques » comme ceux de Savoie au goût acide et mentholé  — Chignin, Apremont, Roussette de Monthoux ou de Monterminod, Magellan ou Ayze, si chers au légendaire caviste de la rue Geoffroy St Hilaire, Jean-Baptiste Chaudet —, de petits vins fleuris qui ne voyagent pas et qui pourraient donc être bus comme si on était il y a 60 ans ? Ou alors un Crozes-Hermitage 1947, dont l’âme renaîtrait, tonitruante et corsée ? Le champagne Henri Abelé du mariage de mes parents en décembre 1940, sous l’Occupation ? Un Sainte-Croix-du-Mont 1933 avec cette légère touche d’iode apportée par l’air marin, particulièrement intrusif cette année-là ? Un Quarts de Chaume 1928, celui convoyé en fût depuis l’Anjou par Linotte, le cheval du grand’père, dont la cariole avait été menée pendant deux jours par le père Bachelot jusqu’en Mayenne ? Ou encore un Vouvray 1919 de Vernou-sur-Brenne, servi à 200 convives pour le banquet d’Émilienne et d’Auguste, revenu gravement amputé du front ? Un Jasnières du côteau du Ranais de 1892 remonté spécialement de la cave pour l’enterrement de Louis Le Baillif ? Un Lafite, un Haut-Brion ou un Yquem d’avant le classement de 1855, emportés par les compagnons de Victor Hugo émigrés à Guernesey ? Plus loin encore dans le passé, le Constantia de Napoléon à Sainte Hélène, le Margaux rapporté par Jefferson aux Etats-Unis, les vins d’Ile de France servis à la cour de Versailles, le Jurançon d’Henri IV ?

Au-delà des plaisirs de l’existence, ne voulons-nous pas jouir du plaisir d’exister ? Notre quête n’est-elle pas celle des goûts du vin perdu, parce qu’ils a changé avec le temps ? Est-ce l’obsession du passé, ce « passé qui ne passe pas  » selon l’expression d’Etienne Klein (***), qui dit que nous confondons temps et changement ? En effet, l’évolution du vin étant bloquée dans l’eau, l’écoulement du temps ne le fait pas changer, le présent succèdant au présent, nous boirons un vin inchangé donc d’un autre temps. CQFD ?

L’eau pure dans le puits, le vin pur dans la bouteille.

Quels avantages en termes de conservation ce milieu aquatique aurait-t-il donc par rapport à une crayère à 100 m sous terre, à une cave murée en 1939 (attention, les re’vlà!) et inviolée jusqu’en 2009, aux galeries profondes de calcaire de Saint-Émilion, ou tout simplement à une chambre froide ?

Le meilleur moyen pour le savoir est de tenter sa propre expérience. C’est possible.

On dit que l’eau des puits est un conservateur de premier ordre. Une expérience relatée au Grand Tasting a été tentée avec des bourgognes plongés pendant une dizaine d’années au fond d’un puits domestique. À la remontée à l’air, on n’a pas pu déceler de modification des propriétés du vin — couleur, acidité et sucre, arômes et goût initiaux —, constatées identiques à celles de sa mise en bouteille une décennie auparavant, par les mêmes dégustateurs : eux avaient vieilli, le vin non.

Chacun a bien un puits au fond du jardin dans sa campagne. Pourquoi ne pas essayer ? Il suffit d’accrocher à la chaîne de la margelle un casier en inox ou en plastique de six ou douze bouteilles, de les laisser descendre et de les oublier au fond, en ayant soin de conserver des échantillons témoin, pour comparaison dans dix ans.

Dites-nous quels vins vous allez choisir de plonger. Rendez-vous en 2022, invitez-nous à la dégustation.

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(*) ajoutant: « Les sulfites, seules molécules protectrices du vin à ce jour.  »
(**) non greffé sur des pieds importés (des Etats-Unis), comme c’est toujours le cas depuis l’épidémie de phylloxéra il y a 140 ans (également importée des Etats-Unis), puisque la maladie de la vigne qui a ravagé la quasi totalité des régions européennes (sauf zones sableuses, comme celle que cultive Henri Marionnet en Sologne, et zones humides et inondées) n’est toujours pas fondamentalement éradiquée et pourrait repartir.
(***) Physicien, philoposophe des sciences. Derniers ouvrages : Le Facteur temps ne sonne jamais deux fois, Ed. Flammarion 2009; Discours sur l’origine de l’univers, Ed. Flammarion 2010; Anagrammes renversantes, avec Jacques Perry-Salkow, Ed. Flammarion 2011. Sur temps et changement, on peut tenter de consulter sa conférence sur le sujet, mais le téléchargement est long.

Sources : Sud Ouest du 28.12.11; Bordeaux Undiscovered Titanic; Marc Lagrange, Le Vin et la mer, pp. 132-135, Éd. Féret 2008; Bordeaux Undiscovered The Oldest Champagne in the World; Jean-Baptiste Chaudet, Marchand de vin, Ed. JC Lattès, 1977; Edible Geography